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27 septembre 2023 3 27 /09 /septembre /2023 14:25

La propagandiste, c'est la mère. Collabo fermement attachée à l'idéologie nazie, elle opéra à la Propaganda puis toute sa vie, resta fidèle à son engagement pétainiste. Enfin, sauf au moment de la Libération... Son histoire est racontée par sa fille, née en 1957, devenue historienne de la propagande sous l'occupation... Une position qui brouille les genres. L'éditeur écrit «roman» sous le titre, donnant à lire le texte comme une pure fiction : «et si ma mère avait été collabo ?»... Mais nombre d'attestations contraignent à le lire comme un document. L'énonciation elle-même l'y rangerait. Entre document et auto-fiction peut-être, le «romanesque» venant remplir les trous d'une mémoire, celle de la mère, qui s'est toujours refusée à tout révéler, le « comme si » lui tenant toute sa vie d'après la collaboration lieu d'oubli.

En historienne, Cécile Desprairies reconstitue avec tout le sérieux du métier le contexte historique, donnant à comprendre ce choix que nombre de français ont fait, de collaborer. La généalogie familiale est implacable passée à ce tamis, non pour excuser ce qui était tout sauf un égarement, mais comprendre ces français qui ont voulu saisir l'aubaine de la présence nazie pour jouir leur vie et vécurent ainsi l'occupation comme un conte de fées...

Écrit au présent, le récit est accablant, qui révèle l'insouciante légèreté de ces familles bourgeoises qui ne ressentirent aucun état d'âme à s'emparer des biens spoliés, à vivre dans les appartements spoliés (sa mère), à négocier les meubles spoliés (sa tante), à dépenser frivolement l'argent volé à ceux qu'on envoyait jour après jour dans les camps pour les exterminer.

Le dégoût vous saisit devant tant d'ignominie. On croise sans fard les personnages aujourd'hui et hier, comme la grand-mère hier, empochant une montre en or tendue par un désespéré qui espérait en échange un simple verre d'eau qu'elle ne lui donna pas. On pleure devant le récit de l'oncle journaliste grimpant dans l'appartement des grands-parents tenter de faire une ou deux photos originales du Vel d'Hiv', juste en face... On enrage des non-dits d'après guerre de la famille lavant à peu de frais ses horreurs assénées pendant la Collaboration, pudiquement voilée sous le terme générique de «guerre».

Au delà des membres d'une famille opportuniste, on croise du beau monde dans ce roman. Céline, à vomir, aux conférences du Professeur Montandon. Un bénédictin fasciste, Doriot et on jette par dessus l'épaule de la narratrice un œil sur les revues destinées à l'édification de la jeunesse française et dans lesquelles travaillait la mère, comme ce «Youpino» à gerber, dont elle confectionnait les slogans, sans parler de Signal et de ses unes franchouillardes exaltant la France des vieux viticulteurs à béret...

La propagandiste... C'était le nom que les nazis avaient donné à sa mère. Et tout ce petit monde, fidèle à sa veulerie, s'en sortira bien la défaite consommée ! La mère fera du zèle auprès des militaires américains, les suivant jusqu'aux States pour se refaire une virginité, ou l'oncle journaliste passant en Suisse pour y jouer les résistants, tout comme le père, pétainiste de cœur, se déguisant en résistant lui aussi les derniers jours.

Tout un monde infâme, mort très récemment, jamais disparu : l'après-guerre ne les a pas changés. Leurs convictions sont restées et tout un peuple de collabos a survécu longtemps. «Ce serait comme si» la Libération n'avait rien changé en profondeur, ou si peu. C'est donc plutôt comme si : ils ont fini par ressurgir. L'extrême droite a droit de cité, le racisme, plus que jamais à son ordre du jour... Ce «comme si» qui était devenu après la Collaboration le mode d'être de sa mère et dans lequel la narratrice a failli s'épuiser, est devenu le nôtre. Vertige : raconté à l'indicatif, le récit laisse grammaticalement émerger ce qui a été et qui aurait dû ne plus être. Comme un retour, mieux, ce temps du récit, c'est déjà celui de notre présent...

 

#roman #collabo #propagandastaffel #editionduseuil #joeljegouzo #litterature #librairie #librairieletabli #ceciledesprairies #rentreelitteraire2023

 

Cécile Desprairies, La propagandiste, Seuil, août 2023, 218 pages, 19 euros, ean : 9782021523720.

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25 septembre 2023 1 25 /09 /septembre /2023 10:21

Quelque part en Russie. Henni ne sait pas bien où, ni d'ailleurs où s'arrête vraiment le shtetl où sa famille, les Sapojnik, habite. Que s'est-il passé ? Elle vivait là, heureuse dans cette famille nombreuse où la mère ne se relevait d'une couche que pour enfanter un nouveau bébé que ses aînés prenaient à tour de rôle en charge. Et son tour était venu, le père s'affairait à faire rentrer du matin au soir l'argent pour nourrir la famille, la mère se reposait, et elle tenait à présent le dernier né, Avrom, dans ses bras. Que s'est-il passé ? Henni vivait heureuse, admirative de sa grande sœur qui savait tout sur tout, élevée par leur grand-mère qui n'avait cessé de tout lui transmettre, un savoir précieux que Zelda transmettait à présent à Henni. Que s'est-il passé ? Un jour des hommes fanatiques sont entrés dans la maison, ont tout cassé, tout détruit. Des hommes ordinaires poussés par quoi ? Le père a hurlé : «Fuyez !», alors ils ont fui sans savoir trop ni comment ni où. Que s'est-il passé ? Les gens du village du bout du shtetl sont devenus une milice enragée. Ce qui s'est passé, Henni l'a juste subi, l'a mesuré autour d'elle en découvrant les maisons des juifs dévastées, brûlées, leurs biens volés, les femmes, les hommes, les bébés jetés au feu par ceux qu'elle ne sait nommer autrement que «les brigands». Les brigands sont venus, ceux qu'on croisait hier dans le village et ils ont tout dévasté. Ce qui s'est passé, Henni n'en connaît même pas le nom, sinon que tout un village s'est rassemblé pour tuer les juifs, sa famille, ses amis, pour tout détruire et tout brûler. Et nulle part où fuir au long de ces vingt-quatre heures d'une violence innommable qui encadrent le récit. Ce qui s'est passé, c'est que les juifs ont tenté de fuir comme chacun le pouvait, à marche forcée dans la neige, la boue, la peur au ventre, les chiens lancés à leur poursuite. Ce qui s'est passé, c'est l'histoire d'un pogrom dont les livres ne pèsent pas la densité de chair, de souffrance, et dont le roman d'Angélique Villeneuve témoigne pour en saisir l'horreur et la grâce, oui, la grâce de ce personnage, Henni, qu'elle a refusé d'enfermer dans la monstruosité du pogrom révélé. Les massacreurs n'existent du reste pas dans le récit, ils restent indistincts, une masse indifférenciée, inarticulée, proprement inhumaine et congédiée à son néant vertigineux. Quelle focale que celle de cette enfant dont nous apprenons les rires, les joies, les soucis, jamais dépossédée de son humanité même au plus abject de la saleté du monde. Tout se passe au cours de ces vingt-quatre heures comme si l'horreur était une contiguïté incompréhensible qu'on ne pouvait ni absoudre, ni comprendre, une rupture de la trajectoire humaine dans la continuité d'un monde pourtant passablement vil déjà. «Ce qui s'est passé», Henni ne peut le comprendre. La question revient dans le texte comme un leitmotiv entêtant, ouvrant démesurément à l'incompréhension des hommes et se dressant comme un mur contre lequel est venue s'écraser l'innocence d'une très jeune fille.

 

#littérature #pogrom #shtetl #angeliquevilleneuve #éditionsLePassage #rentreelitteraire2023 #roman #lescielsfurieux #joeljegouzo #librairieletabli

Angélique Villeneuve, Les Ciels furieux, éd. Le Passage, août 2023, 210 pages, 19 euros, ean : 9782847425048.

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22 septembre 2023 5 22 /09 /septembre /2023 12:55

« Un petit deuil boiteux »... Au retour d'une soirée arrosée, au petit matin, Nuria se réveille un homme à ses côtés et le téléphone qui ne cesse de l'alarmer. C'est Jeanne qui appelle : « Maman est morte ». La première idée qui lui vient, c'est le type à côté d'elle. « J'ai pas fait exprès », lui semble une raison suffisante. Que maman soit morte ? Qu'elle l'ait ramené chez lui ce type ? Elle ne la voyait plus de toute façon, sa mère. Jeanne, c'est sa grand-mère. Le gars dans son lit se nomme Abel. La crémation a lieu le matin même. Nuria invite Abel à l'accompagner. Histoire de faire connaissance. Lors de la crémation, Nuria est intriguée par la foule d'inconnus qui se presse autour du cercueil. En fin de cérémonie, elle est abordée par un très jeune homme : Félix. Il se présente comme l'amant de sa mère. Enfin, il «sortait» avec elle. Du moins : il l'aimait. Il les embarque chez lui. Intarissable sur la défunte, que Nuria découvre. Plus tard déboule Arnaud, son oncle et frère de sa mère, avec sa femme Constance qui, elle, ne se cache pas de n'avoir jamais aimé la défunte. Qui n'aimait au fond personne semble-t-il. Les uns et les autres se perdent en anecdotes, dans toutes ces histoires qu'on se raconte en famille les jours de deuil pour éclairer la vie éteinte. Une femme téléphone, une inconnue que Nuria a aperçue lors de la cérémonie de crémation : Salomé. Elle a trouvé le porte monnaie de Nuria et l'invite à passer le chercher dans le club où elle officie. Salomé, insolemment belle, sensuelle, impudente. Danseuse de cabaret, qui aimait sa mère à la folie. Tout ce monde caché dresse en creux le portrait d'une femme outrageusement désirée. Mais Nuria réalise aussi que sa mère ne l'a pas aimée. Qu'elle n'a pas voulu ses enfants, qu'elle n'a peut-être désiré personne, aimé personne. De l'inutilité d'aimer à l'inconvénient de l'être, s'allonge une étonnante galerie de renoncements. Ou de subtils arrangements : chacun a vu la vie depuis ce qu'il, elle, était, non telles que les «choses» (de l'amour?) étaient... On songe presque à une éthique à la Cioran : «L'art d'aimer ?, écrivait-il, c'est savoir joindre à un tempérament de vampire la discrétion d'une anémone». Nuria n'a rien su de la vie d'indésir de sa mère, que nombre de vampires entouraient, à tout le moins, elle même vampirisant ce monde. Tout juste a-t-elle peut-être vécu l'amour comme une invraisemblance dont elle a su quoi faire : son entourage... « L'amour, écrivait Niklas Luhmann, n'est pas seulement une anomalie, mais une invraisemblance tout à fait normale ». De l'Amour, ce dernier posait qu'il était une sorte de réponse prémonitoire à la logique de déliaison à l’œuvre dans toute liaison.  Une branche à laquelle se raccrocher. L'amour libre, souverain, lui semblait s'être par trop confondu avec la quête de l’autonomie personnelle, et comme exprimant avant tout la "validation de la présentation de soi". La Passion, c'était les autres qui la portaient, pas sa mère. Nuria au fond, paraît tout proche elle-même de vivre dans l’érection de ce Moi somptuaire où chacun, laissé seul face à lui-même, se trouve aux prises avec un problème de communication obscur, sinon improbable : comment aimer ? Comment tomber amoureux depuis ce Moi somptuaire dressé pour parer à ce genre d'éventualités ? Sauf à accepter de prendre le risque d'en découdre avec lui, d'abord. Un risque que sa mère n'a jamais pris. Ce risque où les révélations faites autour de son cercueil ont plongé désormais Nuria. La question se repose alors : de quoi faire le deuil, plutôt que de qui ?

 

L'indésir, Joséphine Tassy, L'indésir, L'iconoclaste, août 2023, 382 pages, 2090 euros, ean : 978-2378803735.

#joeljegouzo #Liconoclaste #roman #litterature #lindésir #josephinetassy #rentréelittéraire #librairieletabli

 

Lu sur épreuves non corrigées. Et cela a son importance : le texte est hachée typographiquement dans ces épreuves. J'ignore s'il l'est dans la version finale, s'il s'agissait donc d'une intention et non d'erreurs de mise en page. En outre j'aime à laisser irrésolue ma lecture : il y a dans le manque de logique à l'œuvre dans ces erreurs un manque de réalisation qui laisse ouvert la question du deuil, qui restera ainsi boiteux.

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21 septembre 2023 4 21 /09 /septembre /2023 13:00

Trois vies, trois rêves, trois destins, qui vont passer en effet comme des vents fous, avec ces gestes de suppliciés au-dessus de leurs têtes qu'un Antonin Artaud prophétisait et que nos temps, comptés, accomplissent. Trois destins ? Non, un seul, le nôtre dans celui d'un monde qui s'éteint. Mais celui de Jules avant cela, rampant au printemps 1883 dans la tanière d'une ourse qu'il a guettée tout l'hiver, sortie chercher de quoi nourrir sa progéniture, pour lui voler une femelle de quelques mois : depuis toujours, Jules veut se faire montreur d'ours. Celui de Gaspard ensuite, de nos jours, néo berger qui aimerait conduire encore longtemps ses bêtes à l'estive comme à l'ancienne, en trois longues journées de marche qui faisaient du berger un nomade, au lieu qu'on les charrie désormais en camions par souci d'économies. Celui d'Alma enfin, docteure en biologie comportementale qui tente, sur les terres de Gaspard, de réconcilier les hommes avec les ours dans ces Pyrénées centrales qui de mois en mois se consument et se vident de toute vie. Jules vit l'ourse, Alma l'étudie et Gaspard l'épie, traumatisé par ses attaques l'année précédente, qui lui valut de perdre trop de brebis. Avec passion, l'autrice nous livre ces regards croisés sur ce qui fait au fond la matière et la perspective de son roman : le monde sauvage. Plus qu'un paysage, plus qu'une scène, la trame même du vivant que jour après jour nos sociétés s'efforcent de conjurer sinon d'anéantir, parce que le monde sauvage est trop peu prévisible... Les ours sont le prétexte pour arpenter les plis de cet univers, sans lesquels il ne serait qu'une surface lisse, vaine et insipide. Particulièrement documenté, sur l'estive, l'éthologie des ours, la montagne, l'autrice nous donne par son roman à vivre, littéralement, tous les cycles du vivant. Ou ce qu'il en reste. Déréglé, la vie en sursis à travers ses troupeaux qui ne cessent de monter toujours plus haut dans la montagne, toujours trop tôt, à la recherche des pâturages qui demain ne seront plus. «Le monde est en proie à une lente combustion», écrit Clara Arnaud. Sa montagne tout près de se taire pour tourner notre page, pour refermer le pitoyable chevet que les hommes griffonnent en bordereaux imbéciles. C'est nous qui passons comme des vents fous, repus et terrassés.

 

Clara Arnaud, Et vous passerez comme des vents fous, Actes Sud, août 2023, 374 pages, 22.50 euros, ean : 9782330182250.

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20 septembre 2023 3 20 /09 /septembre /2023 16:01

Etienne reçoit. A dîner. Pas si simple, ni si modeste. Certes pas de grande cuisine, mais tout de même : Claudia, sa compagne, a mis les petits plats dans les grands -l'expression est triviale, mais Claudia se sent bien dans cet état d'esprit pour honorer le couple convié : les amis d'Étienne. Un dîner en forme d'examen de passage donc pour Claudia, qui ne sort ni d'une grande école, ni d'une grande famille. Rémi est arrivé. On attend Johar, sa femme, le clou de la soirée. Tailleur sombre, chaussée Louboutin -on l'espère du moins. Ou Clergerie, plutôt que Charles Jourdan ou Dior, trop quelconques désormais. Johar à qui tout réussit. Grande classe, femme de tête, une ancienne camarade d'Étienne. Enfin : camarade n'est pas le bon mot évidemment. Elle sonne ; C'est charmant chez vous. Entrée, long couloir illuminé, salon, salle à manger, terrasse rue des Saints-Pères. Elle, c'est boulevard Raspail, pas loin de la Fondation Cartier bien sûr. Flatteries d'usage entre vieux amis qui ont réussi : Étienne est avocat d'Affaires. Vanités en apéritifs, tandis que Claudia, kiné de profession, campe dans la cuisine. Premier impair : ça sent partout l'odeur tenace de curry du plat exotique qu'elle a conçu. Fille de psychiatre tout de même, cette Claudia, et d'une gynéco. Pas la classe moyenne quoi. Et du coup ça sonne un peu faux sociologiquement parlant... Bon, mais on parle vacances. L'île de Ré. Sauf Claudia, qui ne parle pas. Trop intimidée. On se demande pourquoi. Complexée sans doute, en retrait. La star, on l'a dit, c'est Johar, sortie de nulle part pourtant, qui a gagné au mérite sa place parmi les nantis. Elle va prendre la tête d'une entreprise côtés au CAC 40, forte de 100 000 employés. Un vrai rêve américain en somme... Qui sonne bien faux dans la France de Macron, et même celle d'avant, tout comme sonnent fausses les trajectoires des uns et des autres, à l'image de celle de Rémi, «petit prof», de prépa tout de même. Bon, là, agacé par le ton, les stéréotypes, une conversation qui se voudrait élégante et bobo à souhait entrelardée de culture et de visions sociétales mais qui n'est que banale, on a juste envie de refermer le livre et pour passer au suivant. La rentrée n'en est pas avare. La comédie du dispositif effare, tout sonne la méconnaissance du milieu bourgeois parisien cultivé. J'ai poursuivi tout de même, curieux : pourquoi ce roman ? Johar se souvient de son enfance tunisienne, de la faim, des dortoirs improvisés chaque soir dans la salle à vivre, des matelas qu'on ramasse au petit matin, Rémi de ses parents commerçants, certes à Reims, Étienne de la vaste bibliothèque à échelle de ses parents... Et puis, bon : c'est un huis clos. Peut-être quelque chose à en tirer. Étienne apprend que Johar vient donc d'être nommé à la tête d'une multinationale. Courbettes. Rémi laisse tomber son smartphone qui affiche un message de son amante, que Claudia découvre. Claudia qui ne parvient pas à exister. Elle ne sait même plus comment apprendre à son compagnon qu'elle est enceinte... Et finit par faire une fausse couche dans les toilettes. Le drame se noue. Johar affronte cette pitoyable comédie, annonce qu'elle n'acceptera pas le poste alors qu'Étienne, avocat d'Affaires en délicatesse, l'a déjà annoncé à ses chefs pour redorer son blason. Rémi voit Johar partir, pour de bon, le quitter, partir quoi, définitivement. Étienne voit Claudia partir. Définitivement elle aussi. Le temps des ruptures s'invite dans le huis clos, et ça en est jubilatoire. Ne reste que le vide des vanités masculines.

 

Cécile Tlili, Un simple dîner, Calmann Lévy, août 2023, 180 pages, 18 euros, ean : 9782702188408.

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16 septembre 2023 6 16 /09 /septembre /2023 13:08

Un témoignage. L'enfance violée. «Pas de la grande littérature», prévient Neige Sinno. «Juste» un témoignage. Pas de l'autofiction. De la «non-fiction», un document, Mais qu'est-ce qui fait d'un témoignage une œuvre littéraire plutôt qu'un exercice judiciaire ? Ni construit, ni déconstruit : «ça irait à l'encontre de la sincérité». De quoi ? De la démarche ? Du ton ? Pas une autobiographie : un autre pacte. Voire pas de pacte du tout. Débrouillez-vous avec ça. C'est un peu de cela qu'il est question : qu'allons-nous faire de cette histoire, nous autres lecteurs ? De son histoire ? Qu'elle reste la sienne uniquement ? Pas de pacte donc, sinon sans cesse renouvelé, sans cesse dénoncé d'une certaine manière, car c'est nous l'enjeu de ce témoignage... C'est pourquoi Neige Sinno interroge par avance sa réception, qui pourrait bien le faire sombrer, ce témoignage, dans une littérature de genre -comme s'il pouvait exister, à propos de viol, à propos d'inceste, une littérature de genre... On se rappelle pourtant celle des «déportés» s'échouant sur le récit de Binjamin Wilkomirski, faux déporté ayant emprunté au genre sa structure, ses codes, ses «manies» -(l'analyse littéraire est parfois à vomir). Mais Neige Sinno les connaît bien ces tics d'écriture qui font d'une épreuve un genre. Elle les subodore, les devance, les répertorie jusque dans cet abîme des «excuses» que l'on cherche au violeur à sonder son enfance, battue, violée parfois, comme si ça pouvait expliquer, comme si ça pouvait alléger. La peine de qui ? Triste tigre que ce titan minable...

 

Neige Sinno écrit ainsi en toute conscience des risques qu'elle prend à ne pas se faire entendre, ou mal. Par avance, elle décrit ces fausses lectures inévitables qui viendront la déposséder de son récit et s'échappe de toutes les diversions qui voudraient nous faire passer à côté des raisons qu'elle a de s'être donné encore ce mal -de nous écrire... D'avance, elle circonscrit ces malentendus dans lesquels son livre comme tant d'autres, tombera de toute façon : où comprendre son expérience, où partager sa souffrance ? Quelle sera la bonne place pour son livre ? La table de chevet ? La bibliothèque cultivée ? A quel moment allons-nous le refermer pour passer au suivant. Du même genre. Ou d'un autre... Est-ce qu'il n'y a pas autre chose à tenter ? Comme de penser l'échafaudage mental que nos civilisations ont dressé pour empêcher le viol de disparaître comme fait de société ?

 

Son livre comme tant d'autres, s'ouvre ainsi au malentendu... Comme le Lolita de Nabokov qu'elle analyse avec talent. Comment expliquer, s'étonne-t-elle, que jusqu'à aujourd'hui, les couvertures de ce roman soit aussi contraire à son contenu ? Toutes campent sur le fantasme de la nymphette lascive et provocante, et toutes oublient que Lolita a... 12 ans ! De quelle culture participe ces choix éditoriaux ?

 

Du récit de Neige Sinno, on aimerait écrire qu'il est bouleversant, il l'est. Qu'il est fort, il l'est. Qu'il est d'une rare sincérité, puisqu'elle en fait une vertu qu'elle voudrait atteindre. Dira-t-on qu'il est «beau» ? Qu'il est «bien écrit» malgré les écarts de langage qu'elle s'autorise ? Ou bien qu'il est «fort» justement de ces écarts qu'elle revendique, cette langue qu'elle malmène, bafoue, «rabaisse»... «Faire de l'art avec mon histoire me dégoûte», affirme-t-elle. «Faire de la beauté avec l'horreur, est-ce que ce n'est pas tout simplement faire de l'horreur ?». Esthétiser la violence... On songe à Orange mécanique. Fort. Beau. Très esthétique, mais d'une cohérence inouïe avec le propos de Kubrik, non ? On songe à Adorno : comment écrire après Auschwitz ? On songe à la réplique de Celan, sa Todesfuge... Je songe plutôt à Rilke, affirmant que «la beauté est le commencement de la terreur qu'un être est capable d'affronter».

 

Cette terreur, Neige Sinno l'a traversée. Pas nous. Le «Nous» est important ici. J'ignore où lire son récit. Où l'entendre. «Il est naturel que ce qui est dit renvoie à un ailleurs, écrit-elle encore, à une ombre du langage où la vérité attend sans pouvoir être dite jamais». Attend ? Tapie mais dans quelle ombre ? Celle du langage ? Toujours dialogique et donc dans ces plis qui nous résistent et nous font signe ? «Je n'ai pas trouvé de solution pour parler de ça», ajoute-t-elle. Je n'en ai pas trouvé pour lire ça.

 

Le témoignage de Neige Sinno ne laisse jamais en paix, ni sa propre manière de raconter, ni le lecteur qui voudrait surplomber tranquillement sa lecture. «Quelle est la légitimité de l'art confrontée à la souffrance extrême ?», écrivait Adorno. Toute. Aucune. On en ressortirait d'ailleurs comment, de cette contemplation ? Neige Sinno souhaite que son livre n'ait pas beaucoup de lecteurs. Je souhaite le contraire. Pour que puisse surgir cette parole dans d'autres bouches tues, pour que son histoire devienne la nôtre, qu'elle s'inscrive au cœur de nos démarches de vie, qu'elle ne soit pas une «consolation» mais un refus de vivre plus longtemps dans un monde qui se satisfait de ce que ces témoignages ne passent pas la rampe du spectacle littéraire. Et pour que la littérature ne soit pas qu'un objet de consolation.

 

Neige Sinno, Triste Tigre, P.O.L., août 2023, 276 pages, 20 euros, ean : 9782818058268.

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6 août 2023 7 06 /08 /août /2023 13:47

Non pas la vie de cette femme devenue une égérie de la révolte féminine en Inde, mais son enfance et son adolescence, à peine ses débuts dans l'âge adulte. L'histoire débute alors que Phoolan Devi est libérée, en 1994. Retour arrière, l'année 1974, elle a 9 ans. Un mâle de la famille élargie décide de couper l'arbre planté par son grand-père pour en voler le bois, un bois qui devait lui revenir à elle pour payer son mariage. C'est encore l'époque où la situation de la femme en Inde est proche de celle des Intouchables. Mariée de force à 11 ans, violée par son mari, battue, traitée en esclave, Phoolan Devi s'enfuit, aux prises avec un monde d'hommes intraitables : «Une fille sans homme est à tout le monde»... On la ramène de force, le conseil du village se réunit, elle fuit de nouveau, poursuivie puis violée par la police cette fois, ramenée de nouveau au village, de nouveau agressée. L'histoire est insoutenable, mais son traitement graphique ne cesse de conférer à Phoolan Devi la dignité qu'on lui refuse. Elle finit par réussir enfin sa fuite, trouve refuge auprès de bandits, s'arrache dans la violence à son monde brutal sans parvenir jamais à vivre autre chose que la violence faite aux femmes, qu'elle refuse et combat avec force -un courage qui bouleverse. Sauvée par l'un de ces bandits, Vikram, elle ne connaîtra pas davantage la paix : Vikram sera assassiné par l'un des siens, jaloux. Phoolan Devi écume sa région, n'en cède en rien en audace aux hommes dont elle habite désormais le destin, sinon qu'elle refuse leur sauvagerie aveugle. Sa tête est mise à prix, elle poursuit son œuvre, détrousse les riches et donnent aux pauvres l'argent de leur survie. Cheffe de bande, elle conduit avec intelligence ses opérations, l'armée aux trousses cette fois. Finalement, c'est Indira Gandhi en personne qui négociera les conditions de sa reddition.

Superbes planches en noir et blanc, cette vie que dessine et raconte Claire Fauvel est sublime de ne l'être pas, dans le sacrifice que la société lui impose. Quelle beauté dans ce destin de femme, justement pas héroïque au sens de ces valeurs que l'héroïsme commande habituellement et avec lesquelles le dessin rompt radicalement. On songe aux combattantes vietnamiennes, à Louise Michel : l'héroïsme pour les autres et non pour soi comme dans ses modèles masculins. Rebelle à l'autorité, les valeurs qu'elle remet en cause sont surtout celles du patriarcat. Non pas comme un genre troublé, où la femme se ferait mâle pour en combattre les fins : l'assignation de genre masculin-féminin n'adopte pas ici les codes masculins, pas même dans le dessin du masculin.

On en savoure toute l'importance, dans une BD qui s'adresse à la jeunesse dans sa phase de besoin de héros. Le combat est celui d'une femme qui sait se battre avec générosité, mais en rien ne se distingue par sa valeur guerrière. Et c'est même un tour de force ce que réussit Claire Fauvel, de pouvoir dégager pareillement son personnage de tout imaginaire sanglant, de tout exploit meurtrier. L'héroïsme en question, encore une fois et il faut insister à ce sujet, est celui d'une odyssée existentielle. Ce qui importe, c'est de devenir le personnage principal dans le récit de sa propre histoire, dans un combat également très intériorisé : réfléchir sur soi-même, affronter les normes sociales qui nous défont, pour se reconnaître enfin comme responsable de sa propre vie et faire de l'affirmation de soi un événement à la portée de tous. Ce qui est héroïque ici, c'est cette capacité qu'à Phoolan Devi de s'arrêter pour penser en être humain et non plus comme Héros.

 

 

Phoolan Devi reine des bandits, Claire Fauvel, Casterman, 2013, 22 euros, ean : 9782203112117.

#PhoolanDevi #ClaireFauvel #BD #Litteraturejeunesse #jjegouzo #joeljegouzo #Catserman #Inde #feminisme

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2 août 2023 3 02 /08 /août /2023 13:25

A paraître en août. L'un de ces romans de la rentrée littéraire qui s'en distingue en ambition, en singularité, en qualité. C'est l'histoire d'un homme qui agonise dans une abbaye. C'est l'histoire de l'Italie moderne qu'on traverse sur plusieurs générations, de celle d'avant Mussolini à celle de l'après-guerre et jusqu'aux années 80. L'enfance et la maturité d'un siècle tragique. C'est l'histoire d'une révolution technologique sans précédent, celle de l'électricité, du train, de l'apparition des voitures et du téléphone. C'est l'histoire d'un monde bouleversé, enraciné pourtant dans la nuit des temps et que cette nuit des temps recouvre toujours. C'est l'histoire de l'église romaine, traversée de part en part par la figure de Pierre, celui du traître, du lâche, du Quo Vadis ? rebroussant chemin sur la route de Rome, trahissant par trois fois avant que le coq ne chante, lâchant les clefs du Paradis qu'il n'a pas méritées. C'est l'histoire de Viola et d'un amour littéralement métempirique, qui aura tout emporté et charrié dans ses décombres l'inouï scandale d'aimer.

Le Piémont à l'automne 1986. Une abbaye presque quelconque perchée au bout de ses mille ans d'âge. Des moines en prière au chevet de l'un d'entre eux, qui n'est pourtant pas un frère mais qui se meurt, emportant son dernier secret dans la tombe, un secret qui ne sera révélé qu'au lecteur attentif au moment où son souffle s'éteindra. Celui qui meurt ne vécut là que pour veiller sur elle. Qui donc ? Et lui, qui est-il ? Un ancien criminel réfugié chez les moines ? Un immigré clandestin ? Que tente-t-il d'avouer dans ce dernier souffle qui tarde juste le temps d'en comprendre le sens ? Un secret... L'immense justification d'une vie démesurée. Non, c'est plus que cela. Un secret qui dépasse même ce qu'IL fut, ce que nous lisons, ce que nous comprenons ou pas et ce qui, de tout temps, échappe aux êtres humains.

Le mourant, c'est un nain. Michelangelo Vitaliani (1904-1986). Dit Mimo. Sur son lit de mort, Mimo voit passer sa vie l'instant d'une lecture. La petite enfance malheureuse, l'enfance plus malheureuse encore, ou ce moment d'octobre 1916 dans le train qu'il vient de prendre, l'Italie qu'il découvre enfin, la grande ville et sa soif de connaissance. Le voici apprenti sculpteur. Enfin, presque. En d'incessants allers et retours, dans le temps comme dans l'espace, par petites touches arrachées à l'Histoire, lentement se révèle sa stature : celle d'un géant. Mais sur son lit de mort, on sait qu'il veille sur «Elle», la captive de Pietra d'Alba où s'élève l'abbaye qui les a recueillis, Elle et lui, Mimo. Nous traversons avec Mimo le temps, celui des guerres et de leurs semailles de chairs martyrisées, au pas de course, comme si elles n'étaient que de rudes parenthèses à l'échelle du temps que la sculpture, la vraie passion de Mimo, a vertigineusement creusé sous nos pas. Le récit est tactile : de son souffle, on sent la tiédeur, l'intimité du bord des lèvres, ce grain de la voix qu'évoquait Roland Barthes, mieux : cette manducation de la parole qu'évoque Marcel Jousse dans son anthropologie du geste, un souffle qui, littéralement là encore, page après page, ne cesse de s'amplifier au fur et à mesure que celui de Mimo s'épuise. Et il s'épuise le sien, d'accidents en catastrophes, de drames en tragédies. Mimo enfermé dès sa naissance dans un corps malade, dessinant dans le marbre la possibilité d'une vie mais l'éprouvant toujours comme à deux doigts du bonheur qu'il ne connaîtra jamais, tâtonnant d'une passion l'autre pour, au final, n'accéder à l'auto-révélation pathétique de la chair aimée que dans le marbre d'une Pietà. Sublime.

C'est l'histoire d'une sublimation sublime...

C'est l'histoire d'une œuvre et peut-être de l'art tout entier, quand toute sculpture ne peut qu'être une Annonciation ou n'être pas, Fra Angelico en embuscade.

C'est l'histoire de Viola, qui se brisa les ailes croyant doubler Icare. C'est l'histoire d'un amour si libre qu'aucune histoire ne pourra jamais le contenir.

C'est l'histoire d'enfants qui jamais ne firent le deuil des rêves de l'enfance.

C'est l'histoire d'une institution incroyablement lucide qui confia les clefs de son royaume à un traître et un lâche.

C'est l'histoire d'un peuple, agrippés les uns aux autres jusqu'à l'aube incertaine, tant les nuits tanguaient. (D'un peuple agrippés, oui).

C'est l'histoire de ce bazar d'ivrognes à la dérive qu'est devenue l'humanité.

Celle des tyrans de cour de récréation, d'arrière-boutique, de fond de cale.

C'est l'histoire de la Chute Primordiale telle que nous ne pouvons que la vivre : «Je sais depuis ce matin gris et tendre que lorsqu'une femme se couche sous un homme, dans le port de Gênes, à l'arrière d'un camion ou sur un champ de foire, c'est pour adoucir sa chute».

C'est l'histoire du sentiment de miséricorde, exact écho de cette Chute.

Et celle d'une Pietà que la trop catholique église de Rome devait soustraire à la vue des fidèles, tant elle débordait d'Amour.

Une œuvre ce roman, on l'aura compris, plutôt qu'un genre littéraire et moins encore de rentrée, écrit comme on cisèle un bloc de marbre, d'une écriture éblouissante ramifiée en images somptueuses et glaçantes, à couper le souffle et d'une richesse qu'aucun commentaire ne saurait réduire.

Un roman qui d'une certaine manière évoque de l'amour ce que nos siècles ont égaré, qui n'ont gardé mémoire de sa richesse antique que celle de l'amour passion, platonique, dévoué, raisonnable, etc., abandonnant sur le bas-côté de nos routes abîmées l'homophronysê, pas moins charnel ou attentif au bien de l'autre que suggèrent sans y parvenir l'éros, la philia ou l'agapê, mais à découvert l'un de l'autre, dans la révélation d'une évidence, même si ce mot d'évidence prête à bien des suspicions.

 

Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andréa, L'iconoclaste édition, 17 août 2023, 592 pages, 22.50 euros, ean : 9782378803759.

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22 avril 2023 6 22 /04 /avril /2023 12:29

Boston en 1974. La ville est administrée autoritairement, par décrets. Tout près : Harvard. Mais à Boston, Dennis Lehane a choisi d'évoquer deux quartiers de misère pour parler de cette page sombre de l'histoire de la ville, celui du ghetto noir et celui des irlandais autour de la cité de Southie. South Boston donc. Deux quartiers qui se touchent, épaule contre épaule, mais qui ne s'épaulent pas. Peu avant l'été 1974, le Juge de Boston a décidé que ces deux quartiers devront se plier à sa Loi sur la mixité : des bus iront chercher les enfants noirs pour les emmener dans les écoles blanches. Pour Mary Pat, qui bosse à Harvard mais habite Southie, cela n'a pas de sens de décider autoritairement que pour échapper à son trou du cul du monde noir, on atterrisse dans le trou du cul du monde blanc. La décision, forcément, attise l'amertume de ces deux communautés également livrées au désespoir, engendrant beaucoup de ressentiment du côté des blancs, révélant le racisme qui structure leur communauté comme un garde-fou à leur colère sociale. Mary découvrira bientôt que ce ressentiment des blancs est attisé par la pègre irlandaise qui règne sur leur monde. Cela les arrange bien en fait, eux qui ont fait main basse sur Southie. C'est ça la grande affaire du roman : en plus d'être victimes de l'injustice sociale programmée par Boston, blancs et noirs sont la proie d'hommes peu scrupuleux qui bénéficient de la protection de la police blanche pour asseoir leur domination sur un monde pauvre, sans horizon.

Mary Pat va le découvrir peu à peu, tout comme elle découvrira, elle le croit du moins, qu'elle a enfanté un monstre en la personne de sa fille, brusquement mêlée au meurtre sordide d'un jeune noir qui a commis l'erreur de tomber en panne de voiture dans Southie. Mais cette fille elle-même a disparu. 17 ans, on la retrouvera assassinée, coulée sous une chape de béton parce qu'elle s'est approchée de trop près du boss de la pègre irlandaise. On suit l'enquête, dure, acharnée, de Mary, assistée par un flic que les exactions de la police dégoûtent, et les parents de la jeune victime noire.

Superbe personnage que celui de Mary, pont entre les deux communautés, qui poussera jusqu'au sacrifice sa lucidité vengeresse. Sublime d'humanité, d'intelligence, de volonté, Mary Pat est la seule à comprendre que «les riches font en sorte qu'on continue à se battre entre nous comme des chiens qui se disputent les miettes pour qu'on ne les attrape pas en train de se tirer avec le festin».

Le 12 septembre 1974, dans les annales cette fois réelles de la ville de Boston, des flics anti-émeutes accompagneront le bus des élèves noirs dans un lycée blanc, déserté par ses élèves. Le bus sera caillassé. La misère pourra reprendre ses droits et l'humanité, sa pente mortifère.

 

Dennis Lehane, Le silence, éditions Gallmeister, traduit de l'américain par Francis Happe, avril 2023, 444 pages, 25.40 euros, ean : 9782351783221.

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4 février 2023 6 04 /02 /février /2023 14:43

Non pas « ne pas » : pas dormir. Qu'il faut peut-être entendre en effet dans son adresse enfantine. To Die, to sleep... viendrait trop tôt, trop vite clore une vie d'insomniaque. Pas dormir. Ne pouvoir jamais s'absenter ni se reposer. Mais en qui, que la formulation enfantine donnerait à entendre ?

Ne pouvoir jamais s'absenter. Demeurer Prisonnier de sa conscience. « Pas dormir : errer sans ombre », écrit encore Marie Darrieusseq. Si les mots ont un sens, « errer », « sans ombre » qui plus est... Je ne connais que le diable, qui erre sans ombre... Peut-être Peter Schlemihl, qui vendit son ombre à l'homme en gris... Encore qu'errer paraisse trompeur. « Trompeur » placé ici à dessein, dans l'horizon du champ lexical «démoniaque» ouvert par son texte : errer sans ombre y serait le sommet de la tromperie sans doute. Rôder eût été préférable, se traîner, sans but : son récit n'est pas une méditation et s'il emprunte des chemins, celui des sciences naturelles ou de de la littérature, il n'explique rien, ne cherche aucun sens à cette histoire, ne pointe aucune perspective. Marie Darrieusseq déambule sans but, ce qui n'est pas même un chemin, ni être en chemin. Etrange paradoxe quand on songe aux voyages qui émaillent sa vie et son livre. Qu'explore Marie Darrieusseq ? Ne dirait-on pas plutôt qu'elle reporte une mesure, la sienne, du pas dormir, des uns aux autres : Duras, Kafka, Woolf, Gide, Plath... Elle égrène, comme l'insomniaque compte les moutons. Enumère. Une cohorte où prendre place plutôt que sens, sous l'ombre tutélaire du grand Kafka, saint patron des insomniaques. Marie Darrieusseq construit des listes. Proust, Pessoa. N'interroge pas Freud, qui dormait du sommeil du juste. Qu'est-ce à dire ? De quoi est faite la psychologie de l'insomniaque ? La psychanalyse qu'elle repousse d'un coin de manche. Est-ce un trouble psychique ? Que nenni. Est-ce un problème de conscience ? Alors... Mourir... dormir, -dormir- écrit Shakespeare, rêver peut-être... Mais de quels rêves, poursuit-il, qui pourrait nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrasser de l'étreinte de la vie ? Par sommeil de la mort, j'entends : l'insomnie.

Dormir, ne pas dormir... Seuls dorment les abrutis, ont toujours pensé les intellectuels. Longtemps les écrivains se sont vengés des « sonneurs » en refusant l'assoupissement généralisé. Enfin, à ce qu'ils disaient... Car bien qu'elle s'y refuse, et note, à peine en quelques mots que l'insomnie traverse toutes les couches sociales, Marie Darrieusseq partage ce préjugé : la classe sociale intelligente ne dort pas. Elle veille. Mais ce serait lui faire un mauvais procès (Kafka ?) que de l'enfermer dans ce fantasme d'élection. Dormir, écrire, existe-t-elle réellement cette littérature d'insomniaque ? Marie Darrieusseq recense. Tout. Jusqu'aux, bien évidemment, rituels d'endormissement. Et tout ce qu'elle a essayé. Mais jamais encore une fois n'introduit à la psychanalyse. Qu'elle contourne tapageusement pour nous offrir de belles pages d'un possible essai sur la chambre dont on sait ce qu'elle n'est plus déjà : un lieu où l'on ne naît plus, ni ne meurt. A peine le lieu d'une sexualité qui l'a quittée depuis bien longtemps, à peine encore peut-être ce fameux lieu à soi des adolescent, ou des enfants. Un nulle part pour les adultes.

Nulle part : c'est peut-être là qu'elle pourrait en venir, au bout de sa réflexion sur ce temps qui fige la nuit des insomniaques dans un univers privé d'espace. Qu'est-ce que le temps privé d'espace, sinon celui que nous promet la soporifique rédemption, cette éternité au goût de grande tasse trop vite au soleil allée, et ce, malgré l'extravagante résurrection de la chair.

Peut-être l'insomniaque, enfermé qu'il est dans un temps à l'arrêt, ne fait-il qu'expérimenter l'immobilité du dormant plus qu'il ne le croit, mais comme jeté soudain dans cette lucidité d'Hamlet réalisant que la conscience fait de nous des lâches et, prisonnier lui-même de sa conscience, se sait prisonnier d'une lâcheté dont il ne pourra pas se défaire... Car dans cette veille qu'il récapitule, lui saute aux yeux la calamité de si peu exister encore ou plutôt, la conscience que l'on n'est jamais vraiment, même insomniaque. Aucune trêve ne peut nous être accordée. Etre en n'étant pas, telle est notre défroque dont rien ne nous dépouille, ni le sommeil, ni l'insomnie.

 

Pas dormir, Marie Darrieusseq, P.O.L., août 2021, 308 pages, 19.90 euros, ean : 9782818053645.

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