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24 novembre 2023 5 24 /11 /novembre /2023 14:50

Les Trois petits cochons, la Fille aux allumettes, le petit chaperon rouge... Le premier ouvrage de cette série en haïku s'ouvre à notre imaginaire commun, évidemment sans jamais l'expliciter : d'assez près pour saisir les allusions, d'assez loin pour leur ouvrir une page nouvelle. Poèmes et illustrations, absolument superbes, concourent à raviver notre imaginaire des contes de l'enfance. C'est comme un pas de côté, clos par une interprétation magnifique de peau d'âne. Du recueil autour des mythes, selon le même procédé, on retient ces images bouleversantes, dont celle d'Atlas portant sur ses épaules fatiguées «la roche ridée», peut-être déjà trop vieille pour nous, si jeune encore. La Fontaine enfin. On s'y plaît à tenter de deviner de quelle fable il s'agit, qui nous ramène au banc d'école et partout, encore, toujours, de délicates évocations dans l'intelligence de l'écart !

 

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Il était une fois, contes en haïku, Agnès Domergue et Cécile Hudrisier, édition Thierry Magnier, 2013, ean : 9782364742154.

 

Autrefois l'Olympe, mythe en haïku, Agnès Domergue, Cécile Hudrisier, éd. Th ; Magnier, 2015, ean : 9782364745506.

 

Auprès de La Fontaine, Fables en haïku, 2016, éd. Th. Magnier, ean 9782364748033.

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11 octobre 2023 3 11 /10 /octobre /2023 13:47

La présentation de ce poète palestinien par son aîné en poésie, Abdellatif Laâbi, mérite d'être lue, qui insiste sur l'étendue du drame palestinien et observe que la poésie palestinienne des années 60, 70, était remplie d'espoir. Pas celle d'aujourd'hui, qui semble ne devoir scruter qu'«une impasse en guise d'horizon». Les récents événements le confirment, qui voient la répression aveugle de Tsahal s'abattre sur les civils, plus que sur le Hamas...

Poète, Najwan l'est, douloureusement. S'interrogeant sur l'existence ou plutôt, la négation de cette existence palestinienne par les autorités israéliennes. Mais sa poésie n'a plus ce «rugueux» de celle des années 70, qu'observait Abdellatif Laâbi. Elle n'est pas revendicative, elle n'est pas une poésie de colère ou de révolte : « Les crucifiés sont las », elle ne témoigne que de cette tragique lassitude d'un peuple abandonné. Elle est terrible donc, tragique au plus haut point, une dépouille autour de laquelle s'agitent les bavardages immondes des barbares de tout poil. Elle a beau rappeler que les enfants gazaouis naissent sous les bombardements depuis 75 ans, leur drapeau défait, les nations tournent la tête et regardent ailleurs. Si le peuple palestinien n'a pas le droit à l'existence, quel autre peuple pourrait y prétendre ?

Tout autour, le silence de ces consommateurs qui marchent « dans le cortège funèbre du capitalisme palpitant ». Najwan Darwish ne marche pas lui : il n'a aucun pays à rallier. Pas même, écrit-il, comme exilé : « Je n'ai pas de pays pour pouvoir y retourner ». La Palestine ? Les palestiniens savent ce qu'il en est de leur « pays qui se multiplie dans la perte ». Kurdes, Arméniens, Amazighs, Najwan Darwish connaît ces peuples que l'histoire a voulu annihiler. Ils sont là pourtant, toujours, encore, debout pour la plupart, «fantômes» pour nombre d'entre ses frères palestiniens, qui savent de quoi ils retournent de l'être.

 

#jJ #joeljegouzo #palestine #abdellatiflaabi #poesie #castorastral #poetry #najwandarwish #freepalestine 

 

Najwan Darwish, Tu n'est pas un poète à grenade, traduit de l'arabe par Abdellatif Laâbi, Le Castor Astral éditions, coll. Poésie, septembre 2023, 100 pages, 15 euros, ean : 9791027803613.

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25 octobre 2022 2 25 /10 /octobre /2022 13:39

« La main sur l'autre pour l'empêcher de battre »...

Du tremblé de l'enfance au tremblement du vieillard. Non : plutôt au tremblement de l'adulte enivré. Toujours saoul. Dans le brouillard. Troublé. Pas même quand l'habitude. Fou peut-être. Aliéné. C'est cela, oui, aliéné à cette main qui ne cesse... Comme l'empan qu'on ne commande plus, le branle plutôt que le trémolo, l'ébranlement plutôt que le saisissement.

Les mots cousus à ce passé d'alcool. A lire comme un poème. Comme un poème possible. Des poèmes cousus, non, intermittents. L'histoire d'un ivrogne ? Non. Celle d'un être hagard qui s'empare des mots comme il le peut, sens dessus dessous, dans cette édition troublante, poignante, en feuillets qu'il faut recomposer.

Tremble dans ses mains le verre impatient...

Quelle justesse dans l'effet de cette édition en feuillets.

Quelle acuité (pourtant) dans l'impact de cette syntaxe ricochée et sans ponctuation. Vivre au rythme de ces tremblements : l'aveu si simple mais sans lendemain, qu'il faut deviner presque, repérer ici, plié en quatre entre les feuillets, comme un pli que l'on adresse avec l'espoir, sans doute, que les mots rassemblés ici et là finiront par toucher quelqu'un, quelque part.

 

 

Benoit Colboc, Tremble, édition Isabelle Sauvage, coll. Pas de côté, mai 2021, 5 euros, ean : 9782490385287.

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22 janvier 2022 6 22 /01 /janvier /2022 12:05

Le Vietnam, ce Vietnam que des générations ont eu en commun, partout à la surface de la planète. Meurtri, martyr, mais debout, inlassablement, irrésistiblement debout. Ocean Vuong en livre ici sa quête, dans un recueil de poèmes poignants : « Même mon nom / s'est agenouillé au fond de moi... ». Vietnam, avril 73. La radio américaine diffuse « White Christmas » pour lancer son opération d'évacuation des civils par hélicos. Nous avons tous ces images en tête. Ahurissantes, bouleversantes, de ces hommes, de ces femmes, accrochés en grappes aux patins des engins. Vietnam, 29 avril 1973, la chute de Sài Gòn (Saïgon en français). Et cette chanson qui traversait la ville « comme une veuve » : courez ! La panique d'une défaite connue depuis des dizaines d'années. Ocean Vuong raconte Sài Gòn en flammes, la débâcle pitoyable, sauvage, criminelle. Les vietnamiens abandonnés à leur sort, les boat people ensuite, « quand les abords du monde n'étaient nulle part en vue ». Ocean, ce prénom que son père lui a donné, en témoigne et ouvre à une poésie qui aurait pu n'être que tragique. Mais non, Ocean Vuong nous livre d'immenses poèmes vertigineux, dont certains sont écrits en vietnamiens, non traduits : comme un vide creusé dans nos consciences, ce vide de l'abandon, quand tout un peuple errait d'une vague l'autre. Newport au bout du périple. Féroce, Ocean Vuong ne raconte pas que cette débâcle sauvage, il raconte le Vietnam en flammes sous les bombes au napalm, l'odieuse Amérique aux commandes d'une guerre qu'elle savait perdue et dont elle vengeait par avance la défaite en assassinant le plus d'êtres humains possibles. 1968, le Vietnam en flammes sur nos écrans. « Le ciel remplacé par le feu », une image qui traîne encore dans nos consciences, dans sa mémoire et dont il ne peut se défaire. Brooklyn pourtant. Ocean Vuong a choisi Brooklyn, et de vivre, et d'écrire en américain une poésie non plus consolatrice, mais exigeante, arc-boutée, insurgée. Sans concession pour Brooklin, notre rêve américain... « Fuck America » écrivait l'immense Hilsenrath de retour des camps de concentration allemands, accueilli comme tant d'autres par les fourches caudines de l'Empire, sous lesquelles il refusa de passer. Fuck, poursuit Ocean Vuong, certain désormais, que l'Homme est bien ce qui ressemble le plus à la forme de l'abandon, le corps scellé d'ecchymoses, mais brassant un furieux imaginaire de rêves maniaques pour qu'un jour, peut-être, il finisse par s'aimer.

 

Ciel de nuit blessé par balles, Ocean Vuong, traduit de l'américain par Marc Charron, préface de Kim Thûy, éditions Mémoire d'encrier, février 2021, 114 pages, 12 euros, ean : 9782897125073.

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6 janvier 2022 4 06 /01 /janvier /2022 12:51

Rilke s'interroge sur l'art de la scène, théâtre ou représentation de soi et du monde, au fond, cousus du même fil. Où sommes-nous vraiment nous-même ? Où donc le comédien choisira-t-il d'exister ? De dire plutôt que de déclamer son texte ? Dans l'aventure artistique ? Là où la création redoublerait la création de soi ? Pas sûr : l'art, au fond, ne fait que « nous montrer le trouble dans lequel nous sommes la plupart du temps ».

Rilke a vingt-trois ans quand il écrit ce court fragment réfléchi. L'année précédente, il suivait encore des cours de philosophie. Mais il venait de rencontrer Lou Andrea Salomé, qui ne cessait de lui parler de Nietzsche et de son essai magistral : Naissance de la Tragédie. Il vient de visiter Florence et ses musées. Aux Offices, il a été particulièrement attentif à la distinction premier plan / arrière-plan. Qu'est-ce qui anime notre regard sur le monde, sur nous-même ? Où donc se joue la force de la représentation, du monde comme de soi ?

« C'est au loin, affirme-t-il, dans (ces) arrière-plans éclatants, qu'ont lieu nos épanouissements ». « C'est là que se situent les histoires dont nous sommes les titres obscurs. (…) C'est là qu'ont lieu nos accords, nos adieux, consolation et deuil ». C'est là que nous sommes, c'est là qu'il faut chercher à voir. Non au premier plan dont nous croyons décider, dont le monde croit pouvoir trancher et où tout est arrangé pour conforter cette décision. Là-bas donc, « loin », dans cette « puissante mélodie d'arrière-fond », que beaucoup n'entendent pas, ou ne veulent pas entendre. C'est là-bas que se lève quelque chose qui pourrait ressembler à cette vérité dont les faux-semblants nous effritent jour après jour. Rilke, pour en parler, déploie la métaphore maritime : c'est dans le tumulte du fracas des vagues, dans ce rythme qu'elles font, que gît cette atmosphère où baigne la vérité. Une mélodie d'arrière-plan. Du non-être, dans ce son « que fait une vague ». Comme un appel auquel il nous faut répondre, ouvert à l'ouvert, capable de briser les murs de nos prisons.

Rilke veut en finir avec le théâtre qui déclame. Il veut en finir avec le théâtre réaliste. Tout comme il veut en finir avec ces raisons de vivre qui ne seraient jamais en reste avec elles-mêmes...

 

Rainer Maria Rilke, Notes sur la mélodie des choses, édition Allia, traduit de l'allemand par Bernard Pautrat, juillet 2020, 14ème édition, 63 pages, 3.10 euros, ean : 9782844852755.

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14 juin 2021 1 14 /06 /juin /2021 07:49

Une plaque mortuaire. Voilà à quoi cela ressemble. Louise Bourgeois, née le, décédée le… Comme on en voit dans les champs funèbres aux Etats-Unis, recouvrant une partie du paysage funéraire. Une plaque. Qui, là, dit certes autre chose ; mais patientons… Louise Bourgeois a vécu, longtemps, à Choisy-le-Roi, avant d’émigrer aux Etats-Unis, où elle est morte. Une plaque donc. Les mots ne manquent pas. Vérité sensible ? Non, cette plaque mortuaire qui n’existe pas à Choisy, n’est dans mon propos qu’une apparence sensible. Son œuvre ? Je n’en parlerai pas. Je ne la montrerai pas. Un jeu de l’air, de l’eau, de la terre, dans l’arbre et son feuillage… Louise Bourgeois était prolixe au sujet de cette œuvre, ne cessant de l’enserrer dans un réseau serré de significations. Etrangement à mes yeux : comme s’il s’était agi d’un assemblage d’intentions, non d’une œuvre d’art. Mieux : ce qu’elle décrit quand elle parle de son œuvre, c’est une dramaturgie, une scène, une mémoire que les deux objets qui la composent ne contiennent pas, sinon sur ce mode discursif, extérieur à leur réalité.

Le jour où je suis passé devant Les Bienvenus, je ne l’ai pas vue tout d’abord. J’étais dans le parc derrière la mairie. Sous l’arbre où pendent les deux objets, je n’ai vu que l’imposant monument aux morts. Aux anciens d’Algérie, d’Indochine, à ceux de 14-18, ceux de 39-45. Une sculpture insignifiante bordait cette mémoire, encombrée des plaques de listes de noms. De jeunes gens pour la plupart : je regardai les dates, ce à quoi finit par se résumer une vie. Des fratries décimées. Les guerres. Not bienvenues…

Depuis quand les branches des arbres sont-elles devenues des objets de contemplation ? Pourquoi le monde est beau ? L’est-il du reste ? Depuis quand des filins d’acier, comme ceux qui retiennent les œuvres de Louise Bourgeois accrochées à leur arbre sont-ils devenus des objets picturaux ? J’y suis revenu un autre jour. Il y avait une grande flaque d’eau qu’il fallait contourner au pied de l’arbre massif où pendait l’œuvre de Louise Bourgeois. C’est en contournant cette flaque que j’ai vu son œuvre. Par hasard. Presque cachée au regard de ce feuillage têtu. Fermée au premier coup d’œil. N’apparaissait que le jardin de l’hôtel de ville. L’art des jardins est celui du regard, affirmait Kant, qui le fit entrer dans la catégorie des Beaux-Arts. Mais du côté de la peinture. Tout comme l’est cette œuvre à mon avis, plus une peinture qu’une sculpture.

Car Les Bienvenus de Choisy sont du côté du regard, non du toucher, ni même de la forme. D’autant qu’il s’agit d’une pièce explicitement faite pour souligner le caractère putatif d’une scène envisagée, d’un drame espéré. C’est ce que raconte Louise Bourgeois à propos de son œuvre, quand elle parle de son enfance, de sa situation d’immigrée aux États-Unis, de son désir de voir des mariés venir chercher sous son œuvre une sorte de promesse superstitieuse. Louise Bourgeois est allée en effet jusqu’à tenter de figer l’incertain dans son explication, jusqu’à prescrire l’identité de l’œuvre pour tenter d’éclaircir quelque chose de douteux en fait : ce qui nous lie à l’autre.

 

Louise Bourgeois a exprimé une idée, concernant son œuvre. Des idées. Or elle n’a pas réalisé une idée, mais un objet artistique.

Des idées nécessaires pour les besoins de la scène qu’elle rêvait de composer mais qu’elle n’a pas composée : seules existent ces deux cocons qui pendouillent à un arbre. Pardonnez provisoirement la vulgarité nécessaire du propos. Car ses idées encombrent les objets dont je parle. Pour, nous dira-t-on, que s’élève une dimension de symbole. Certes. Louise Bourgeois nous parle de liens, de fils, de méandres, d’entrelacs, de lacets qui vont dans une direction avant de changer de sens… Elle parle des promesses que s’échangent les amoureux. Des liens qui les unissent. Mais sous l’arbre, c’est tout autre chose qui s’offre au regard : un jeu d’apparences irrésolues. C’est en ce sens que j’affirmais plus haut que son travail, à Choisy, relevait plus de l’art du peintre que de celui du sculpteur : Louise Bourgeois ne s’est pas appliquée à produire des formes, mais à former une matière pour en tirer une manière de regarder et de sentir.

Cet arbre, cette mare, la nature ordonnée du jardin de la mairie, ordonnée plutôt que sublime, et ce jardin qui ne prend sens comme jardin public que dans le drame humain qui peut éventuellement s’y jouer. Telle solitude vacante. Telle brindille abandonnée au vent, entraperçue par un promeneur solitaire. Le jour où je suis allé contempler vraiment Les Bienvenus, il y avait sous l’aplomb des deux volumes qui la forme un vieil homme et une femme saoule qui se disputaient l’heure. Ni mariés ni à marier. Peut-être ne se connaissaient-ils que de s’être assis là, juste sous l’œuvre de Louise Bourgeois. Ils se disputaient. Je regardai la scène de loin. Elle contenait un je-ne-sais-quoi de cette puissance du sentir qui excède le voir. C’était d’ailleurs, à lire les explications de Louise Bourgeois, ce désir de peindre ces choses-là qu'elle ne pouvait pas voir, que ses mots avaient tenté. Car la scène qu’elle désirait n’existait pas. Depuis le trou de serrure de son œuvre, que voit-on ?

C’est l’imagination du spectateur qui est ici la norme, la puissance d’être de l’œuvre. Son achèvement. Banal pourrait-on dire, encore que : il manquera toujours à la scène un élément du dispositif pour que l’œuvre soit achevée : soit le couple de mariés à l’aplomb des cocons, soit l’observateur qui regarde et les mariés et la chose artistique. Toujours donc cette œuvre restera inachevée. Or, la sculpture était, de tradition, parfaite. Regardez le David de Michel Ange. Rien ne l’excède, rien ne l’obsède, rien ne lui manque, aucun dispositif ne le cache ni ne le recouvre. Pas celle de Louise Bourgeois : sa perfection est celle d’un art imparfait, comme l’est la peinture.  Car elle a besoin d’un spectateur. Et d’acteurs. Elle n’est pas close sur elle-même comme l’est le David, elle n’est pas achevée dans une forme particulière. Elle demeure ouverte à sa réalisation finale. La sculpture de Louise Bourgeois est bancale : elle a en outre besoin de procédés discursifs pour exister. Une narration qui au demeurant la signale comme une ébauche à compléter. La plaque au pied de l’œuvre. Qui introduit et le dispositif et le couple de jeunes mariés et l’observateur esthète. De sorte que l’imagination est devenue ici cette «moitié de l’art», dont parlait peut-être Baudelaire pour faire tenir tout cela devant nous. Pour qu’elle devienne cette totalité jamais donnée nulle part. L’œuvre de Louise Bourgeois fonctionne ainsi comme une esquisse, contraignant l’œil à se projeter au-delà de toute vision. Car quelque chose échappe à la vue. Que l’imagination est appelée à concevoir elle-même, comme une calme élévation au-dessus des circonstances de la vie…

Se faisant, Louise Bourgeois a reformulé malicieusement, par la mise en avant de son idée sur l’œuvre pour en fonder prétendument le sens, le vieux débat entre ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas. « Malicieusement » : en réintroduisant « dans » l’œuvre ce qui n’est pas de l’art : le monde tel qu’il va, les circonstances de la vie quotidienne, vive les mariés etc. Revoyons l’architectonique de la scène. Dans ses explications, Louise Bourgeois, me semble-t-il, évoquait la présence d'un banc sous les cocons. Il a disparu. Par prudence sans doute : au cas où l’œuvre se serait décrochée. Les pompiers certainement, en ont interdit l'usage. Le banc est caché désormais dans les replis d’un discours. Et ne se montre que comme œuvre de l’esprit. Que de restes dans cette œuvre !

« L’esthétique, affirmait Hegel, ne s’occupe que de la beauté créé par l’art ». Les explications de Louise Bourgeois feraient ainsi, au sens où l'entendrait Hegel, de son œuvre un objet vulgaire. Pourtant ce même Hegel ajoutait que l’art sublime ne pouvait être que celui dans lequel « la signification spirituelle ne pouvait se figurer en aucune forme visible », ce qui est précisément le cas des Bienvenus : aucune forme visible ne rend compte du dispositif final.

Qu’est-ce que les images nous veulent, réellement? Dans cette puissance inachevée de leur être, vers quoi nous font-elles signe ? Avec le discours qui la contraint, l’œuvre de Louise Bourgeois est plus proche des rites anciens que de l’esthétique contemporaine. Outre le chamanisme du porte-bonheur, elle nous confronte toujours au problème d’une image qui ne peut être vue, mais lue dans un rapport de soumission à l’écriture textuelle. Ce serait donc du côté de la légende qu’il faudrait regarder : l’ekphrasis, ou l’art de donner voix à un objet d’art supposé muet.

Depuis Lessing, ce dispositif de la représentation verbale du visuel passe pour totalement inepte. Nous avons appris à poser une frontière nette entre le sens, la sensation et les modes de leur représentation. Mais toute l’histoire de l’art, comme discipline, n’est pourtant pas autre chose que la représentation verbale de la représentation visuelle. C’est même un genre très distingué. Et personne ne s’étonne de découvrir que, quand les images parlent, elles parlent notre langue et notre langue la plus plate : grammaticalement, la description d’un tableau ne se différencie pas de la description d’un match de foot. Panofsky n’a pas fait mieux, lui qui a affirmé, au fond, que seule la langue pouvait rendre compte de ce qu’elle n’était pas. Que conclure ?

Qu’en fait aucun médium n’est pur. Toutes les structures de représentation s’enchevêtrent et s’entre-articulent. L’indifférence tranquille du vieil homme et de l’ivrogne au pied de l’arbre de Louise Bourgeois n’est pas plus la vérité ultime de l’œuvre, que le cartel qui en mentionne les usages et la compréhension, et pas davantage les deux objets suspendus aux branches…

 

 

John Keats : «Ode on a Grecian Urn». Cinq strophes pour faire dire quelque chose à cette urne, qu’il ne décrit pas, dont il ne consigne ni la date ni l’appartenance esthétique. Il évoque les personnages qui s’y trouvent : « Quels sont ces hommes ou ces dieux ? Quelle poursuite folle ? Quelle lutte pour échapper ? Qu’est-ce que l’extase sauvage ? ». Les figures semblent avoir perdu tout espoir, figées qu’elles sont dans leur artefact de mouvement. Pourtant, Keats suggère une sorte de salut émanant de la scène : «La beauté est vérité, vérité beauté». «Ode sur une urne grecque» a été perçue comme un manifeste célébrant l’ekphrasis, en tant que voie du commentaire menant à l’immortalité…

Vase de Sosibios, décalque de John Keats, in Les Monuments antiques du musée Napoléon.

A droite : 1ère copie de l'Ode.

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20 mai 2021 4 20 /05 /mai /2021 09:09

Rimbaud, sa vie, qui n’était résolument pas une «vie d’artiste», saisie une fois encore pour nous saisir. Le comprendre, c’est comprendre son époque, ses lieux, ses espaces. Kristin Ross s’y est appliquée dans un texte dont au fond, c’est la préface qui cette fois est le passage le plus urgent à lire, qui raconte la trahison des intellectuels dans les années 1980, y compris dans leur approche de Rimbaud. Tout un formalisme textuel qui résumait Rimbaud à la mise en concurrence de jargons. A quoi ressemblerait réellement Rimbaud se demande-t-elle, réinscrit dans la perspective de la Commune ? C’est dans l’univers lexical de son œuvre qu’elle est allée le chercher. Et dans celui d’Elysée Reclus, qui réinvente alors la géographie. Les Illuminations ? Elles se tiennent sur le bord d’un système mondial en pleine mutation. Un «chef d’œuvre» ? Le mot est trop «gros» : l’histoire du chef d’œuvre renforce l’inertie canonique du chef d’œuvre, disons, que «rien n’explique» dans l’histoire. Tournons alors le dos à la notion. Les Illuminations ? Une œuvre qui concentre la possibilité d’une vision de la totalité des rapports sociaux de son époque. Pas facile cependant à extraire de la simple analyse formelle : ce serait faire comme si cette simple analyse formelle d’une œuvre pouvait livrer les clefs d’un contexte social sans avoir à l’analyser lui-même… Kristin Ross s’y emploie donc, pour que l’histoire sociale ne devienne pas simplement décorative. Un écueil, tout comme pour l’historien l’œuvre littéraire peut à son tour devenir décorative… Mais être historien de la culture, c’est précisément tenter de tenir les deux bouts. Rimbaud donc. L’ambition de l’auteure était de révéler l’imaginaire des structures spatio-temporelles de son époque, à travers les formes verbales qui ont parcouru l’espace urbain, en s’écartant du vocabulaire consacré des historiens qui se sont surtout attachés à étudier l’essor de la bourgeoisie, si aisément traduit en prose narrative, et dans les mots de cette prose. Or le 18 mars 1871, pour une part, les prolétaires s’emparent de Paris.  Rimbaud est provincial, mais il entend l’écho ouvrier de la ville en liesse. Le quadrillage mathématique que le train a réalisé sur le territoire français lui permet de s’y rendre.  Sur ce tracé de grilles ferroviaires, la France est en train (sic) de s’inventer un nouveau devenir. Rimbaud accourt.  Les gestes antihiérarchiques de la Commune le fascinent : ce sont les siens. L’espace parisien est devenu le terrain d’une pratique révolutionnaire. «L’exception magnifique». La vie quotidienne, cette expression forgée par l’historien Henri Lefebvre, s’empare de tous les sens pratiqués dans cet espace, tout comme Rimbaud attend qu’on le lise «dans tous les sens» : il faut saisir dans la langue de Rimbaud tous les éléments des langages non littéraires pour parvenir à l’entendre. Rimbaud dépose alors son outillage poétique, qui n’est plus à sa place désormais à ses yeux. Puis Versailles et son abominable parler met fin à l’expérience révolutionnaire. Comment imaginer un avenir après la Commune ? L’art est devenu trop étriqué, trop petit pour fournir à Arthur une réponse. Il s’en va, transgresse ses attentes, chemine ailleurs, réinvente son vocabulaire, se fera géographe, photographe, pour continuer de répondre au profond appel de la Liberté…

Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, Kristin Ross, traduit de l’américain par Christine Vivier, Les Prairies ordinaires, janvier 2020, 296 pages, ean : 9782354802035.

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12 février 2021 5 12 /02 /février /2021 10:00

Jamais titre n’avait été aussi bien trouvé ! L’espoir, toujours en ce qui concerne Abdellatif Laâbi. Mais à l’arraché, bordant la ligne de crête du tragique : notre monde tel qu’il va désormais. A l’arraché, c’est dire ce qu’il en coutera de décision personnelle pour s’y étancher. Le ton est donné dès le premier poème, intime, inlassablement intime. Dire poétiquement, toujours. Ne pas se résigner bien que, avoue Abdellatif Laâbi, ce dire ne semble s’agiter à présent que «pour les finitions», tant il a déjà répété son combat contre la barbarie. Pas un lamento donc : un cordial, pour mieux célébrer le sublime de la condition humaine –n’ayons pas peur des mots. Des mots Effarés quand il le faut, moissonnant l’image d’un monde abject, qui précipite l’humanité dans son abjection, dont la plus grande aujourd’hui serait celle que vivent «ceux qui dans la boue glaciale / se lavent le visage / avec le sang des barbelés ». Abdellatif Laâbi n’a pas oublié combien le barbelé, cette invention américaine du XIXème siècle, était au fond devenu notre condition même. Non seulement une gestion barbare de l’espace politique, mais du vivant : ni palissade ni clôture, le barbelé est cette peine d’acier qui veut atteindre les chairs, les déchirer, les déshumaniser pour demain justifier leur traitement. Mais comment alors, dans cet univers où il ne s’agit plus que d’animaliser le corps humain, comment creuser assez pour lever encore la clarté qui pourrait y gire ? Par l’espérance, répond Abdellatif Laâbi, toujours en charge du monde, de son humanité, loin de ces religions qui ne relient plus rien et sacrifient bestialement. Imperturbable face aux étendards et leurs désastres, Abdellatif Laâbi n’en oublie pas pour autant les limites à ce dire qu’il porte à bout de bras : «pas un mot sur Alep », on ne peut pas. On ne peut plus répéter jusqu’à la nausée «plus jamais ça». Face au petit Aylan allongé sur la plage de Bodrum, qu’il évoque reposant sur son côté droit, tranquille dormeur d’un val patriarche, on ne peut plus rien dire –répétant ainsi le mot d’ordre d’Adorno sur la poésie après la Shoah. Car la poésie d’Abdellatif Laâbi n’est pas une arme. Elle ne console pas : elle fragilise. Jusque dans la composition de cet opus, achevé sur les petits riens du monde, la vie dans son étant le plus ordinaire, une fourmi, une brindille, la vie nue. Là où ses fameuses finitions s’ouvrent au plus étonnant des sentiments humains : l’amour, la miséricorde.

Abdellatif Laâbi, L’espoir à l’arraché, le Castor Astral, juin 2018, 114 pages, 14 euros, ean : 9791027801749.

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1 septembre 2020 2 01 /09 /septembre /2020 11:13

«Il n’y a pas de mots pour les années que nous avons perdues»… R.-D. Betts prit huit ans de prison quand il en avait seize, pour le vol d’une voiture. Puis de nouveau quelques années supplémentaires pour avoir agressé un gardien. Terrorisé par la prison, révolté à juste titre, il subit de longs mois d’isolement alors qu’il était mineur. Avant d’être relâché en 2005. Au cours de ses années d’incarcération, il finit par faire et réussir des études d’avocat. Professeur, il fut nommé par Obama à la Commission de réforme de la justice des mineurs. Poète enfin, il nous livre ici le recueil poignant de ses écrits de prison. «A l’intérieur d’une cellule, le ciel n’est aucune mesure». Un texte qui ne cesse de décrypter la mécanique judiciaire : une machine à broyer les vies, possédées par la peur, l’ennui. «Le matin je transmute l’aube en un verre vide de plus». Des poèmes écrits en prison, l’adolescent prenant au fil des mois conscience de n’être enfermé que parce qu’il est noir. «Est-ce que ça compte, la vie d’un noir ?». Un ado qui tente d’évaluer la capacité qu’a l’Amérique noire de s’élever : minime. Et qui s’invente une grammaire déroutante, au rythme saoulé de rengaines, échos de la réalité raciste des États-Unis. Une poésie témoignant de cette présence toujours prégnante de la mort, quand on est noir, écrite des années avant ces mois d’émeutes que connaissent aujourd’hui les States. Une poésie qui parle des plaidoiries vaines, des jurés qui n’entendent rien, des juges qui ne veulent rien savoir, et de ces centaines d’enfants noirs morts pour rien. Le recueil est enfin repu de textes caviardés. Des demandes officielles, légales, révélant brutalement la tragédie d’un système inique, dans lequel 450 000 noirs américains attendent leur procès en prison. On sent partout peser une menace sourde sur cette prose, cette écriture biffée, rayée, tue, empêchée. Sur ces vies fragilisées à jamais, où la mémoire du détenu est comme un site archéologique obsédant, «perdue dans le récit des années disparues».

Reginald Dwayne Betts, Coupable, traduit de l’américain par Héloïse Esquié, éditions du globe, 26 août 2020, 112 pages, 14 euros, ean : 9782211304580.

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20 avril 2020 1 20 /04 /avril /2020 08:11

Récit de vie. La grande poétesse amérindienne, née Creek, se raconte et raconte cette longue histoire toujours vivante, toujours poignante, des Indiens d'Amérique. « The world begins at a kitchen table », écrit-elle dans son poème Perhaps the world ends here : simplement, parmi nos rires et nos larmes, nos saines paniques devant cet immonde que l'on nous a méthodiquement construit pour monde, sous l'emprise des idéologies mercantiles. Joy Harjo raconte sa vie de migrante, d'un point cardinal l'autre. Née à l'Est, où tout commence, là où « émerge l'esprit du jour avec le soleil », dans l'Oklahoma du pétrole. A Tulsa pour être exact, au nord de la nation Creek. Sa nation. Elle relate l'histoire d'une enfant contrainte de vivre dans un bout de terre que les américains ont fini par appeler dédaigneusement le « territoire indien ». Et la voix de sa mère Creek comme un guide intérieur, portant le souvenir des massacres perpétrés contre leurs ancêtres. Des guerriers. De mémoire de filles. Des guerriers, matrice d'une révolte qui n'aura jamais de cesse : l'enfant raconte cette vieille légende Creek selon laquelle à la naissance, chaque nouveau né est accompagné sur la terre d'accueil par un ancêtre. L'ancêtre qui lui prit la main l'emmena sur ces terres gorgées du sang Creek, contempler l'immense injustice faite à son peuple. Le Nord ensuite. Son père décédé. Un beau-père tyrannique, le collège et l'ouragan Carla, qui comme toutes les catastrophes, frappe durement les familles les plus pauvres. Joy a dix ans. Déjà sa passion la porte vers les lettres et les beaux-arts, le théâtre. Elle lit et nous fait part de ses lectures d'enfance, troublée, troublante, dont celle de la Bible, qu'elle lut d'abord comme un « recueil de lois tribales ». Ce n'est pas faux... L'école indienne enfin, qu'elle ne quittera plus. Joy vit au Sud désormais. Le Sud des grandes manifestations et du refus de se voir enfermer dans cette identité américaine dévastatrice. Et son refus toujours présent de capituler devant les brimades faites à son peuple, toujours renouvelées. Des brimades qu'elle sait partager avec tous les opprimés et que tous doivent combattre, car dans ce monde, « nous n'avons plus d'endroits où vivre, puisque nous ne savons plus vivre les uns avec les autres ». Joy Harjo écrit toujours. Elle fit passer dans sa poésie toute la force métaphorique de la langue Creek. Lauréate du grand prix de la poésie des Etats-Unis en 2019, pas dupe, elle poursuit son œuvre « au galop sur la plaine brumeuse ».

Crazy Brave, Joy Harjo, éditions du Globe, janvier 2020, traduit de l'américain par Neleya Delanoë et Joëlle Rostkowski, 166 pages, 19 euros, ean 9782211306652.

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