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29 janvier 2024 1 29 /01 /janvier /2024 15:16

J'ai cordialement détesté, passionnément aimé. Dans une salle partagée entre l'agacement et la ferveur.

Oublions la polémique autour du conflit entre Lupa et l'équipe technique de la Comédie de Genève, lors de sa création. Encore que... Faut-il vraiment oublier le génie maltraitant de Lupa ? Faut-il ou non renoncer à la figure du maître dont il faudrait tolérer le mépris au prétexte de son talent ? Les invités du plateau de l'émission Esprit critique sur médiapart (lien en fin de chronique), consacrée à la création de Lupa, semblaient s'accorder à penser qu'il fallait préserver cette «autorité» et interroger la rigidité d'une équipe technique par trop accrochée peut-être à son éthique de l'organisation du travail. Imaginez tout de même la méthode Lupa quand il monte un spectacle, jour après jour scrutant, interrogeant, commentant, énonçant mais avançant comme à tâtons et ce presque jusqu'à la dernière semaine pour donner enfin à l'équipe technique la scénographie sur laquelle travailler d'arrache-pied nuit et jour pour livrer à temps le spectacle. Et dans l'urgence, ce même metteur en scène s'emporter contre ces travailleurs de l'ombre... Ne peut-on vraiment changer de style sans dommage pour l'art ?

 

Oubliez encore W. G. Sebald, dont Lupa s'est emparé comme d'un matériau brut dans lequel tailler sa propre inspiration, prélever ses convictions, en extraire son propos à lui, sans pour autant tout à fait trahir celui de Sebald. Imaginez un dialogue, dont Lupa seul tiendrait l'horizon -n'est-ce pas du reste toujours un peu notre manière d'appréhender les œuvres littéraires ? Le théâtre est une utopie affirme-t-il, que tout puisse donc lui servir sans obstacle.

Mais gardez en tête ces deux récits qu'il prélève : celui de l'instituteur Paul Beyreter empêché d'exercer son métier, celui d'Ambros, exclu parce qu'homosexuel.

J'ai détesté la première partie presque entièrement. Son rythme si lent conçu comme une épreuve pour le spectateur, lui infligeant le bât de rester bien calme sur son siège, exposé au ralentissement constant des gestes théâtraux...

Pourtant j'ai été saisi, ému par le personnage d'Helen qui tient en deux phrases dans le récit de Sebald, ici papillotant dans une intimité comme consommée avec le spectateur, toute d'une présence charnelle puissante et bienveillante.

Et j'ai passionnément aimé la seconde partie. Encore que. Vie d'Ambros. Si poignante. Mais détesté la figuration de l'éphèbe, l'effet Tadzio de la mort à Venise, cet esthétisme de pietà. Pourtant ce beau moment où Ambros prend dans ses bras Cosmo défait.

 

Et pour le reste, quelle beauté que ce théâtre de repentir où Lupa joue en virtuose de tous les effets possible de l'image, dans sa présence sur scène comme dans son effacement, rejouée ici sur un écran et là sur le plateau au même instant, glissant de l'un à l'autre, jamais en simple illustration. Une pure poésie du repentir, au sens presque où les peintres pourraient employer ce terme s'ils composaient avec les transparences plutôt que de les gommer, pour donner aussi à voir ce qui voudrait se cacher. Non un repeint donc, ni un théâtre de retouches, mais de voilement du dévoilement, quand toute vérité est devenue inaccessible.

Aucune vérité intérieure n'est révélée. Lupa semble même rendre compte pour lui-même du fait que la réalité de son expérience théâtrale est plus nuancée qu'il ne l'imaginait. Ici, chaque nouvelle couche révèle une émotion nouvelle plus qu'une nouvelle strate de compréhension. Et chaque repentir devient une étape dans la quête d'une expression plus authentique. Sauf que la vérité demeure inaccessible. Un théâtre du repentir comme métaphore de l'existence, où le voilement du dévoilement est devenu un médium réflexif de la condition humaine, précisément ce autour de quoi Sebald écrit.

 

#wgsebald #krystianlupa #theatredelodeon #jJ #joeljegouzo #theatre #comediedegenève #festivaldavignon

 

Les émigrants, un spectacle de Krystian Lupa, Odéon théâtre de l'Europe, du 13 janvier au 4 février 2024.

Odéon - Théâtre de l'Europe (theatre-odeon.eu)

https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/210124/krystian-lupa-precipite-des-ambitions-et-tensions-du-theatre-contemporain

 

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23 janvier 2024 2 23 /01 /janvier /2024 10:57

La féerie de l’œuvre l'emporte, littéralement, dans la mise en scène d'Emmanuel Demarcy-Mota, la sublime si l'on veut, portée par une scénographie éblouissante qui vient comme épurer sinon dissimuler la portée philosophique du Songe. Onirique mise en scène, d'un drôle absolu qui compose, s'arrange plutôt, avec l'habituelle surcharge interprétative du texte pour la camoufler, presque la passer sous silence, le relatif mutisme de la cocasserie du texte shakespearien, son côté volontiers bouffon et graveleux servi en outre par une traduction qui plonge ses effets de parole dans notre vocabulaire contemporain usuel. Cette dissimulation dont je parle est un peu à l'image de l'interprétation qu'Élodie Bouchez donne du personnage d'Héléna, estomaquée devant les avances inouïes de Démétrius et Lysandre soudain tous deux amoureux d'elle, transis, prêts à en découdre pour celle qu'aucun des deux jusque là ne voyait. Élodie Bouchez joue à la perfection l'ahurissement. Ben mince alors... Et tient du coup tout le plateau, toute la comédie, la transporte et nous réjouit.

Le Songe, on l'a dit, c'est l'amour et le désir disséminés comme l'aigrette du pissenlit, au vent portée ici, se posant là, ou là et là encore, dans une dispersion que rien ne saurait contenir, pas même les barrières entre les espèces. Même si, magistralement, la métamorphose de Bottom en âne se présente sous son masque le plus inquiétant.

Que vaut l'amour, si inconstant ? Que vaut son théâtre ? Pas de mise en abîme pourtant dans cette mise en scène parfaitement fluide, où les lieux se défont plus qu'ils ne se font. La puissance philosophique du Conte y est presque gommée par tant de drôlerie. Magie, vérité, le symbolique, l'imaginaire, le réel, tout se chevauche, se contamine, s'entrecroise, le désir erratique in extremis rattrapé par la manche. Tout finirait bien ? A l'équilibre seulement. Dans son adresse au public, Puck lui souhaite bonne nuit. «To sleep, Perchance to dream»... Mais Shakespeare intercalait dans cette suite «to die» aussi, un trou, celui du mur à travers lequel les amants se parlent, ou de la mémoire, jamais refermé, ouvrant à l'inquiétante étrangeté de cette nuit d'été.

 

#shakespeare #songedunenuitdété #songedunenuitdete #emmanueldemarcymota @theatredelaville_paris #theatre #jJ #joeljegouzo

 

LE SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ

William Shakespeare, Emmanuel Demarcy-Mota • Création, TDV- SARAH BERNHARDT - GRANDE SALLE 16 JANV.10 FÉVR. 2024

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9 décembre 2023 6 09 /12 /décembre /2023 17:41

La compagnie Le Théâtre Majâz a été fondée en 2009 à Paris, par l’autrice et comédienne franco-libanaise Lauren Houda Hussein et le metteur en scène israélien Ido Shaked. C'est dans une grande mesure leur propre rencontre qu'ils racontent dans cette pièce, une rencontre improbable, imaginez : en 2006, le personnage en scène fêtait ses vingt ans à Beyrouth, au moment même où l'armée israélienne attaquait le sud Liban, y massacrant des milliers de civils innocents, dont des membres de sa famille. Rentrée sur Paris, elle tombait amoureuse d'un israélien et l'accompagnait en 2007 à Jérusalem (Al Qods en arabe, surtout si l'on veut parler de ce que l'occident nomme abusivement Jérusalem-Est) puis dans sa famille à Saint-Jean-d'Acre, y découvrant un beau-frère qui, en 2006, avait combattu avec Tsahal et tué des civils libanais sans état d'âme... Comment un tel amour pourrait survivre aux horreurs de cette histoire ? A Paris, c'est ensuite la mémoire de son père qu'elle affrontait, imposante, omniprésente, avec derrière elle, celle d'un lignage qui n'avait cessé d'hypothéquer leur vie. Que faire d'une telle histoire ?

 

Une histoire de for intérieur au fond, de ce vieux mots français qui n'a plus guère cours aujourd'hui, et qui plus est du for intérieur d'un sujet féminin contraint de détricoter en lui la femme, la fille, le lignage, le récit familial pour espérer exister, tout autant que le récit colonial du vainqueur (Israël) ou les représentations des opprimés libanais pour demeurer politiquement juste.

 

Une histoire de for intérieur féminin, dont la chronique est récente, à peine plus de soixante ans en France : le milieu du siècle dernier aura été en effet celui de la promotion dans l'espace public du for intérieur des femmes, étrangères aux élites cultivées s'entend. Avant cela, ce for interne féminin n'était guère convoqué qu'autour de l'impératif de procréation, ou du nom du père, la femme devant rester sur son quant à soi. Avec Mai 68, écrivait l'historien Antoine Prost, c'est le moment où on s'est mis à parler à table. Ou les femmes et les enfants se sont mis à parler.

 

Pourquoi parler de for intérieur ? Parce qu'il s'agit ici d'une parole intime portée en public au théâtre, d'une parole qui se fait jour encore, qui fraie son chemin, fragile et qui, comme le suggère l'emploi du mot for, s'exprime sur fond d'un tribunal intime où la conscience s'est érigée en juge.

Quelle étrangeté tout de même, que cette expression de for intérieur qui me semble pourtant traduire avec une grande justesse ce qui se joue dans cette pièce. L'étymologie ici nous aide à le comprendre. For vient du latin forum, dans ses deux acceptions de place publique, et de tribunal. Autrefois existait l'expression de for externe, qui marquait mieux encore l'idée d'une juridiction de la justice des hommes. Et il n'est pas indifférent que ces racines aient pesé sur nos consciences : l'idée d'un espace public extérieur est ainsi devenue à travers cette expression de for intérieur, la métaphore de l'espace intérieur ! Comme une part despotique de la personnalité, ce tribunal marquant l'inclusion du monde extérieur dans le monde intérieur : l'inquisition de la pensée sur ses propres contenus...

 

Il existe toutefois d'autres pistes qui nous aideraient à comprendre les enjeux d'une telle scène. Pour le linguiste Benveniste, for, en latin, découlait aussi d'un verbe exprimant le fait de parler. Et dont les dérivés notables étaient autant facundus (disert), que fabula (conversation) ou infans (l'état de l'enfant qui ne parle pas encore)... C'est sans doute cette trajectoire de sens, de l'infans à la fabula, qu'il faut entendre ici proférée sur la scène de théâtre et que Lauren Houda Hussein, comme auteur et comédienne, explore. De cet autrefois de l'enfance sous la férule du père, des réquisits culturels propres à sa double appartenance et de cette succession ancestrale dont elle doit s'emparer pour renaître, là, sous nos yeux, on la voit se débattre. Être soi dans une perspective transculturelle. Objet désormais de ses propres constructions, donnant forme à son texte à partir de la situation d'écriture qui lui est propre. Normes, attentes, imaginaires, représentations, quelles possibilités se font jour ?


 

Mais du for intérieur, Lauren Houda Hussein se détache : ramener la vie psychique sous la seule juridiction de la conscience serait sans issue. C'est pourquoi son théâtre s'aventure aux portes de l'indicible. Des trous, des vides, des silences. Voire, sur scène, la beauté de l'interprétation musicale de l'oudiste. Lauren Houda Hussein ne parle pas pour enseigner, mais pour apprendre. Et se faisant, rompt avec la conception égocentrique occidentale de l'individu. Sa modernité relève de ce que l'on nomme désormais dans le monde anglo-saxon Multiple modernities, qui place les catégories de personne et de genre au centre de leurs recherches. Elle rompt aussi avec la pensée colonialiste qui suggérait que l'écriture de soi ne pouvait être liée qu'à l'individualisme occidental (cf les travaux du groupe de recherche de l'université libre de Berlin fondé en 2003 autour de l'écriture de soi, dans une perspective transculturelle).

 

#jJ #joeljegouzo @lauren_houda_hussein_ @idoshakeds #theatrejeanvilarvitry @theatrejeanvilarvitry #theatre @theatremajaz #beyrouth #jerusalem #alqods #liban #israel #paris #freieuniversitätberlin 

 

Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide...je pense, par le théâtre Théâtre Majâz, Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine, samedi 9 décembre 2023.

De et avec Lauren Houda Hussein  
Mise en scène Ido Shaked   Musique de Hussam Aliwat 

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7 décembre 2023 4 07 /12 /décembre /2023 10:54

Théâtre politique, théâtre documentaire, théâtre citoyen. La compagnie Nova nous a invité, le 5 décembre 2023, à un grand moment d'Histoire, où non seulement recouvrir notre passé commun à travers celui des immigrés de France, mais nous interroger sur les représentations abusives qui nous tiennent encore lieu de récit national, dans l'exclusion des populations expulsées de ce récit, politiquement, économiquement, sociologiquement (l'INSEE dès les années 1980 s'évertua par exemple à gommer les prolétaires et les classes sociales pauvres de ses états des lieux, pour ne donner à contempler qu'une immense et fantasmatique classe moyenne), etc.

 

Théâtre du monde tout simplement, le spectacle proposé n'ouvrait à rien moins qu'à la nécessité de reprendre à nouveaux frais l'imaginaire des années 1980 et de leurs luttes, pour ne plus jamais les laisser entre «leurs mains», entendez : celles du néolibéralisme et de ses sirènes qui ont fait aujourd'hui long feu et nous conduisent tout droit aux catastrophes qui s'amoncellent, depuis le tournant de 1983.

 

«L'Histoire, affirmait l'historien Marc Bloch, c'est la dimension du sens que nous sommes». Cette dimension que précisément, la compagnie Nova nous invite à parcourir, ce sens qu'il nous faut désormais dans l'urgence, réinventer.

 

1983. L'année de la Marche pour l'égalité. Une mobilisation sans précédent qui vit les enfants des immigrés, essentiellement maghrébins, s'organiser, qui vit la jeunesse rêver une société meilleure et bousculer le vieux monde (Gramsci) qui n'en finissait pas de mourir depuis Mai 68 et qui pourtant, dans le clair obscur que la présidence socialiste lui offrait, couvait déjà les monstres que l'on voit aujourd'hui parader : l'extrême droite néo-nazie, l'illibéralisme décomplexé piétinant tous les droits humains, la misère comme mode de gestion des populations et le dérèglement climatique pour apocalypse finale. Des monstres qu'il nous faudra affronter pour accoucher de cet autre monde déjà appelé par les marcheurs de 1983, qui tarde, qui tarde et dont chaque journée de retard signe un deuil à venir toujours plus terrifiant.

 

1983, l'année du grand virage à droite, l'année de toutes les trahisons, mais aussi l'année tragique des renoncements et de nos échecs. Jamais scène de théâtre n'avait proposé un résumé aussi clair, aussi édifiant de ce tournant de l'histoire politique en France. Mais scène n'est pas le bon mot. Il n'y avait pas au loin les comédiens et quelque part dans l'ombre, les spectateurs. A bien des égards, il n'y avait que des espaces contigus souvent franchis, poreux, ouvrant au même partage, celui de l'effarement devant un pays dans lequel plus personne ne se reconnaît aujourd'hui, devant une (f)Rance qui, ayant perdu la guerre contre l'Algérie, se fit depuis cette défaite un devoir de faire la guerre aux algériens, une guerre coloniale en fait, qui n'avait pas cessé de faire des morts dans ce qu'avec mépris l'état allait bientôt appeler «les quartiers»... Et par «algériens», entendez tous les non caucasiens qu'elle rejetait. Et que lui importait que ces derniers fussent en réalité des enfants de la République : ils devaient payer l'humiliation de ces quelques aînés incapables d'assumer le désastre qu'ils nous besognaient pour toute identité.

Jamais théâtre ne fut plus déchirant que celui de ces années dont le tragique nous a sauté aux yeux d'un coup : en 1984, la Marche pour l'égalité s'échouait en récupérations odieuses. Mais tragique n'est le mot qui convient qu'à la condition d'en prendre la mesure qui nous fut proposée par la compagnie Nova d'en rire aux larmes... Oui, nous avons ri avec les comédiens, non pour ignorer les échecs, les souffrances, mais pour leur faire résolument face, pour affirmer que l'on pouvait tenir debout, et non effondré.

Pathétiques, ces quarante années passées, absurdes comme une fin de partie (Beckett). Mais que nous ne sommes pas prêts d'accepter.

Superbe spectacle, mais ce n'est pas le bon mot cette fois encore. 1983 constituait le troisième volet d'une écriture singulièrement engagée dans une réflexion, celle d'«écrire en pays dominé». Là où nous sommes. Là où nous en sommes.

 

 

 

#jJ #joeljegouzo #compagnienova @compagnienova @margauxeskenazi #alicecarré #theatrejeanvilarvitry @theatrejeanvilarvitry #isabellemuraour #1983 #marchepourlegalite #theatre

 

 

Crédit photographique : à partir des photos de Loïc Nys

texte : 1983, Alice Carré, esse que éditions, septembre 2023, 10 euros, ean : 9791094086636

La Compagnie Nova - Théâtre contemporain

1983_Cie-Nova.pdf (lacompagnienova.org)

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5 décembre 2023 2 05 /12 /décembre /2023 10:34

Une mise en scène magistrale, des acteurs éblouissants, Andromaque révélée. La critique a unanimement applaudit la création que nous livre Stéphane Braunschweig de cette pièce de Racine.

Il y a beaucoup à dire sur cette pièce et sa mise en scène, mais beaucoup a été dit déjà. Je voudrais donc juste témoigner d'une émotion qui m'a saisi devant le jeu scénique de Boutaïna El Fekkak, interprétant Céphise. Oh, il y aurait beaucoup à applaudir au jeu de tous les acteurs, et signaler le sien n'est pas l'opposer au talent des autres. Mais encore une fois, je voudrais juste tenter de saisir quelque chose dans ce jeu qui m'est apparu comme fondamental.

 

J'ai été littéralement subjugué par l'interprétation corporelle du personnage de Céphise par Boutaïna El Fekkak et c'est de cela que je voudrais parler : du peu de mots de son personnage et de leur poids charnel, si magistralement interprété.

 

Dans un Discours aux chirurgiens du 17 octobre 1938, Paul Valéry écrivait : «Je me suis étonné parfois qu’il n’existât pas un « Traité de la main », une étude approfondie des virtualités innombrables de cette machine prodigieuse qui assemble la sensibilité la plus nuancée aux forces les plus déliées. Mais ce serait une étude sans bornes. La main attache à nos instincts, procure à nos besoins, offre à nos idées, une collection d’instruments et de moyens indénombrables. Comment trouver une formule pour cet appareil qui tour à tour frappe et bénit, reçoit et donne, alimente, prête serment, bat la mesure, lit chez l’aveugle, parle pour le muet, se tend vers l’ami, se dresse contre l’adversaire, et qui se fait marteau, tenaille, alphabet…»

 

C'est dans la scène 8 de l'acte III que tout m'est apparu, pour se poursuivre ensuite au IV,1., quand Andromaque réalise la cruauté du dilemme que Pyrrhus lui impose. «Quoi, je lui donnerai Pyrrhus pour successeur ?» (v. 984). «Hé bien ! Allons donc voir expirer votre fils», rétorquera Céphise (v. 1012). Voir quoi au juste, sur le tombeau d'Hector ? Peut-être jusqu'où l'amour peut pousser sa barbarie (v. 1041) ? Plus tard -(V,1)-, ces deux femmes s'affronteront, Andromaque révélant à Céphise qu'elle épousera Pyrrhus avant de se donner la mort. Céphise horrifiée tout d'un coup, déchirée, aux tirades courtes, presque haletantes, opposera aux longues tirades d'Andromaque l'immense gestuelle de ses mains, syllabaire de sa souffrance.

C'est de cette gestuelle que je veux parler : de l'agonie (au sens grec du terme) qui se joue entre ses mains. Les doigts comme vivants à part eux, détachés les uns des autres, autonomes. Elles frappent, ces mains, tordent, mesurent, reçoivent, se font marteau et tenaille, quête, danse, se touchent, s'empoignent, se réconfortent, se repoussent. Toute la gamme des sentiments qu'éprouve Céphise s'y exprime. Des mains dont la chorégraphie ne parvient pas à masquer l'anatomie : nous sommes face à un déchirement et l'effort de ne rien lui céder. Métacarpes, phalanges proximales et moyennes, distales, ces mains ne sont plus ces outils que l'on a cru épeler, mais un combat charnel et psychologique. Elles façonnent son angoisse, lui donne corps, s'y refusent, la soupèsent. Elles sont un niveau d'exigence qui s'est laissé traversé par les affres dans lesquels Céphise est précipitée. Chair qu'elles sculptent, façonnent, repoussent, portent et rejettent. Elles balbutient, se reprennent, tentent de figurer l'impossible, l'incommunicable et son désespoir, hésitent, affirment la colère, éprouvent une charge émotionnelle incroyable, articulant les émotions en mimodrames de prières et d'abandons, de rages et d'implorations, esquisses ferventes et paumes implorantes. Non les mains de la chapelle Sixtine dont les index ne se touchent pas, à peine celles, jointes, de Dürer. Elles sont, pathétiques. Ni pinces, ni prises, les paumes ouvertes et puis les poings fermés, le pouce effacé, la main retirée dans un réflexe de frayeur, ouverte, fermée, offerte dans un signe d’impuissance, l'index pointant, accusateur, pour se reprendre ensuite, blessé, happé. Un doigt comme une caresse rassurant le dos de l'autre main, le plat de l'autre main, verrouillant, renonçant, cherchant encore, éperdu.

 

Il n'y a plus de différence, sur la scène, entre ces mains et le dire théâtral. Des mains qui palpent un coin de tissu, un pli revêche, avant de retourner contre elles la palpation éperdue. Comment deux mains peuvent-elles vouloir s'étreindre, se rapprocher, s'accorder, se serrer l'une dans l'autre, s'aimer peut-être ? Elles sont la caresse de l'être dans le néant qui a surgi. Alors, descendre profondément dans la compréhension de ce moment. Se frayer un chemin jusqu'à Andromaque pour retrouver le pouvoir d'épouser encore le monde. C'est la pensée qui advient à ces mains et qui s'avance vers cette chair qui voudrait disparaître : celle d'Andromaque.

Ces mains sont l'essentiel, débordant toute connaissance. Et qui pourtant, s'étreignant, ne parviennent même pas à abolir la distance qui les séparent l'une de l'autre ! Proches et si loin d'Andromaque, elles signent dans l'infranchissable distance leur séparation radicale et se faisant, ouvre miséricordieusement un chemin vers autrui. Autrui c'est Andromaque, dans son absence déjà, dans l'insupportable distance, dans cette séparation où se pose la question de l'éthique.

 

Des mains qui jouent le premier rôle, dévoilent l'enjeu de l'œuvre, recentrant l'attention sur les corps, puissants, malmenés, solitaires, effarés. Ces mains qui savent, intimement, les raisons du cœur qu'elles révèlent dans ce jeu silencieux, et la situation théâtrale à laquelle engage cette pensée. Elles ne sont pas des signes, comme peut l'être le langage. Elles sont la chair et sa possibilité d'avoir lieu comme être.

 

#jJ #joeljegouzo #andromaque #racine #cephise #theatre #theatredeleurope #théatredelodeon  #stephanebraunschweig @Boutaïnaelfekkak #odeon 

 

 

Andromaque, de Jean Racine
mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig
création à l’Odéon

16 novembre – 22 décembre

avec Jean-Baptiste Anoumon, Bénédicte Cerutti, Boutaïna El Fekkak, Alexandre Pallu, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal, Clémentine Vignais

 

crédit photographique :

Andromaque, photo Simon Gosselin

A.Dürer, Hand of Apostle  1508

 

Au sujet des mains :

La main : Fonction – Symbole, Michel Merle

Dans Hegel 2018/1 (N° 1), pages 97 à 106

Mis en ligne sur Cairn.info le 27/08/2020
https://doi.org/10.3917/heg.081.0097
 
Le toucher – lecture croisée de Levinas et Merleau-Ponty, Jérôme de Gramont,

revue Eros 20/2012, p. 39-53

sur le net : https://doi.org/10.4000/alter.1009

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18 novembre 2023 6 18 /11 /novembre /2023 11:39
jJ : « Vous avez déjà aimé quelqu'un à la folie ?...»
C.M. : Oui bien sûr, c’est ce qui me tient debout. Toute ma vie n’est guidée que par ça. Et c’est une œuvre d’art.
  
jJ : Comment les choses se sont-elles passées : ce rôle, pourquoi ?
C.M. : Il a été écrit pour moi. Je ne pouvais que me sentir proche de ce personnage. Lou est une partie de moi. Il suffit juste que j’aille prendre par la main l’enfant que j’étais et qui n’est jamais très loin dans ma quête d’absolu. C’est un personnage entier et radical. Je suis entière et radicale.
 
 jJ : On a mis du temps à chasser le public de la scène, puis à asseoir le parterre, enfin à le faire taire... Pourquoi vouloir l'y remettre ?
C.M. : Alors notre intention n’était pas de «secouer» le public. La porosité entre la scène et la salle, est une manière d’investir chacun. Il nous semblait intéressant que le public puisse sentir les personnages respirer, transpirer, perdre pied. On raconte trois solitudes certes mais ça raconte aussi la solitude de chacun. Ces âmes à la dérive qui nous font habituellement baisser les yeux quand on les voit dans la rue, rentrent dans l’intime de chacun. Et puis chacun vit ses drames, la vie est parfois un rouleau compresseur, mais on forme tous un même Monde, on se croise, on se frôle, chacun avec son bagage émotionnel et son histoire, mais on peut faire des choses ensemble. En somme, c’est pour moi un spectacle fraternel. Et partager la scène avec ces spectateurs complices est une mise en abîme de cette idée de fraternité. On peut faire des choses ensemble, des petites choses, qui sont belles et ça donne du sens à une vie. En tout cas ça donne du sens à la mienne.
 

#joeljegouzo #theatre @theatre_studio_94 @fouic_theatre @jeanchristophedolle @yanndemonterno @clotildemorgieve @pascalzelcer

#cabinetelephonique #intimité #theatrestudio #public #spectateur #solitude

 

 

 

Allosaurus [même rue même cabine]

Théâtre studio Alfortville

16 rue Marcelin Berthelot

Réservations : 01 43 76 86 56

7 novembre > 2 décembre 2023, 20h30 du mardi au samedi

Durée du spectacle : 1h25


 

Textes : Jean-Christophe Dollé

Distribution : Yann de Monterno, Clotilde Morgieve, Jean-Christophe Dollé et Noé́ Dollé

Scénographie et costumes : Marie Hervé

Lumières : Simon Demeslay

Son : Soizic Tietto

Musique : Jean-Christophe Dollé et Noé Dollé

 

Allosaurus : du Confessionnal à la cabine téléphonique... - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)

Allosaurus [Même rue même cabine], Théâtre studio Alfortville - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)

 

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14 novembre 2023 2 14 /11 /novembre /2023 11:18

La cabine, c'est le mobilier central de la pièce qui se joue en ce moment au studio théâtre d'Alfortville. Comment dire son univers dans l'après-coup de sa disparition ? Que faut-il y voir ? Quelle pratique et au delà, quel corps social induisait-elle, qui ne serait plus de ce monde ?

 

Les premières cabines téléphoniques semblent être apparues en France de manière publique le 15 août 1881, exhibées comme un spectacle du futur urbain à l'Exposition Internationale d’Électricité de Paris. Trente téléphones en démonstration, encastrés dans des guérites de bois capitonnées. Une attraction. Les journalistes, raconte Cécile Ducourtieux dans un article au journal Le Monde du 23 mai 2009, rappelant les propos de Frédéric Nibart, ancien cadre de France Télécom, passant sa retraite à écrire sur la ville d'Angers dont une histoire du téléphone pas complètement fiable, la comparèrent à un confessionnal. Car avant cette exposition il semble qu'il ait existé des téléphones publics dès 1879, comme le poste Ader, un téléphone mural destiné aux personnels militaires, politiques ou administratifs.

Les chercheurs hésitent encore sur la datation de la première cabine téléphonique installée en milieu urbain : 1884 pour certains, à Reims, où neuf d'entre elles furent installées, mais la plupart dans des bureaux de poste ou des relais de transport. Pour d'autres, la première vraie cabine publique installée dans une rue daterait de 1882, et elle l'aurait été à Rouen. Toujours est-il que fin 1884, le réseau gagna Paris et certaines grandes villes de province, et qu'en 1885, Paris comptait trente cabines. Mais à vrai dire, le téléphone «balbutiera» en France jusqu'à la guerre de 14-18, les courbes d'installation (voir liens plus bas) illustrant la défiance française à l'égard de cette invention, contrairement aux États-Unis où leur nombre explosa dès 1877. La France, elle, faisait face aux réticences des pouvoirs publics devant un mode de communication entre particuliers jugé difficilement contrôlable...

Les premières cabines fermées et entièrement vitrées, dites «de Paris», du type de celle qui est présentée au théâtre studio, n'apparaîtront qu'en 1975 ! Et ce n'est qu'en 1980 qu'on pourra se débarrasser de sa monnaie pour utiliser, comme dans la pièce Allosaurus, la carte à puce.

En 1997, le réseau des «Publiphones» atteindra son apogée, avec 250 000 cabines installées, faisant du parc français le plus dense d'Europe. Et à partir de 1997, son histoire sera celle d'un long crépuscule.

 

Mais revenons à ces premières réactions : un confessionnal ?

L'invention de la cabine téléphonique, à la fin du XIXe siècle, peut sans doute se lire dans le prolongement de l'invention de l'isoloir, à l'âge d'or du confessionnal.

 

Le confessionnal, lieu du pardon...

La confession était restée un acte public jusqu'au VIème siècle, un acte prudent, réservé aux seules fautes «graves». Pour les autres péchés, y compris les péchés capitaux comme celui de gourmandise, chacun faisait en conscience comme il pouvait, les confiant à l'oreille bienveillante de son directeur de conscience par exemple. La tradition veut que ce soit saint Charles Borromée qui inventa le confessionnal dans sa forme d’isoloir clos, après le concile de Trente, en 1545. Notez que ce dispositif disparut avec le Concile de Vatican II (1962-1965), pour privilégier la confession en face-à-face, laissant tout de même la liberté aux ouailles de se cacher dans l'isoloir si elles en éprouvaient le besoin, ce qu'elles firent jusque tardivement.

Néanmoins, le confessionnal connut son âge d'or dans la seconde moitié du XIXe siècle, à peu près à l'époque de l'invention de la cabine téléphonique !

Gil Blas, quotidien de la presse française écrite, (1879-1940), passa son temps à chroniquer le sujet, mettant en avant l'ambiguïté de la «scène de confessionnal». Des milliers d'articles de presse parurent sur ce même thème ! Qu'est-ce qui se jouait donc dans cet objet qui résistait au regard et où se livraient les plus troublants secrets ?

Aux yeux des chercheurs qui ont travaillé sur la question, ce qui s'exprimait là, symboliquement, c'était le «double mouvement des regards» de et sur la société civile : d'une part l'évolution des mœurs cherchait à mettre à l'abri des pans entiers de la vie de l’individu, et d'autre part, les institutions de l'état perfectionnaient les procédures permettant de faire du regard sur l’individu un instrument de pouvoir. Au cœur de ce double mouvement, la question du secret dans l'espace public : qu'est-ce qui pouvait être caché ? Qu'est-ce qui pouvait être vu ?

D'un côté on affirmait le droit à la vie privée, ainsi naquit le secret professionnel (celui de la confession, celui des médecins, des avocats, etc.). De l'autre, les techniques d'observation s'affinaient, identifiant de plus en plus précisément les individus et les groupes sociaux -naissance de la sociologie, montée en puissance de la description littéraire, du journal intime, de la chronique mondaine, des procédures d’identification judiciaire...

Dans cet affrontement, on le comprend, le confessionnal ne pouvait qu'attirer, voire attiser les regards...

A la croisée du dedans et du dehors, le confessionnal ne resta pas une pratique exclusivement confessionnelle. Il devint une sorte de refuge des sans aveux, des sans domicile fixe, et de toute une faune à la dérive. On y déposa même les enfants qu’on abandonnait. C’est cette ambivalence qui attira l’attention des journalistes et forgea l'imaginaire sociétal du confessionnal.

Or derrière ce double mouvement du regard indiqué plus haut, se dessinait une défiance à l'égard de la société civile, qu'on soupçonnait de n'être pas autonome et livrée à toutes les influences, incapable d'autonomie, spirituelle, culturelle, politique, etc.

C'est cette défiance qui fut mise en avant dès 1875, autour de la question du secret du vote. L'historienne Hélène Dang conclut de ses travaux que l’imaginaire du confessionnal joua un rôle important dans la perception de l’isoloir, «cabanon électoral» ou «confessionnal laïque» pour ses détracteurs. Les parlementaires, dans leurs débats à l'Assemblée, ne cessèrent d'identifier l'isoloir au confessionnal. Et ce, jusqu'en 1913, lors de la réforme du code électoral ! Les défenseurs de l’isoloir, eux, mettaient en avant la même raison : les pressions subies à l'extérieur, engendrant la nécessité de protéger le secret du vote : Dans l’isoloir, «l’électeur aura le droit de se confesser tout seul avec sa conscience» (Hélène Dang). L'isoloir, comme le confessionnal, devenaient le lieu de la conscience réflexive pour les uns, des «machineries destinées à détruire cette conscience» pour les autres (dont Michelet).

 

Qu'en est-il de la conscience réflexive dans le dispositif de la cabine téléphonique, lieu d'une parole privée dans l'espace public ? Comment la dévisager depuis l'aujourd'hui où espace public et espace privé se confondent de plus en plus ? Doit-on vraiment la voir comme un sanctuaire de l'intimité ? Que faire de l'hospitalité de ce lieu, visible, mais indéchiffrable ?

Dans cette boîte en verre offerte au regard de tous, parvenait-on vraiment à se retrouver seul face à soi et à l'autre, au bout du fil, tout en demeurant au cœur même de l'agitation urbaine ? Était-elle vraiment un lieu où l’on pouvait parler librement, sans crainte d’être entendu par des oreilles indiscrètes. Que pouvait-on y partager ? Des secrets, des peines, des joies ?

La cabine téléphonique a-t-elle aussi été un lieu de pardon ? Combien de fois a-t-on composé un numéro dans l’espoir de réparer une erreur, de demander pardon, de renouer un lien brisé ? Était-elle un pont entre les cœurs, un lieu de réconciliation ?

 

#joeljegouzo #theatre @theatre_studio_94 @fouic_theatre @jeanchristophedolle @yanndemonterno @clotildemorgieve @pascalzelcer

#cabinetelephonique #isoloir #confessionnal #histoiredefrance #19emesiecle #vote #ptt #publiphone #taxiphone #telephonepublic #telephoneautomatique #publiphone #ouailles #secretprofessionnel #pardon #intimité #rideau

 

Allosaurus [même rue même cabine]

Théâtre studio Alfortville

16 rue Marcelin Berthelot

Réservations : 01 43 76 86 56

7 novembre > 2 décembre 2023, 20h30 du mardi au samedi

Durée du spectacle : 1h25


 

Textes : Jean-Christophe Dollé

Distribution : Yann de Monterno, Clotilde Morgieve, Jean-Christophe Dollé et Noé́ Dollé

Scénographie et costumes : Marie Hervé

Lumières : Simon Demeslay

Son : Soizic Tietto

Musique : Jean-Christophe Dollé et Noé Dollé

 

Pour aller plus loin :

Cécile Ducourtieux :

https://www.lemonde.fr/economie/article/2009/05/23/en-1881-la-premiere-cabine-etait-comparee-a-un-confessionnal_1197072_3234.html

 

Histoire de courbe La publiphonie en France, Hélène Dang Vu, Antoine Mazzoni, revue Flux, printemps 2007/2 (n° 68), éd. Métropolis, Issn 1154-2721.

Les mystères du confessionnal ? Confesseurs et pénitent(e)s sous l'œil de la presse (1850-1910), Caroline Muller : https://doi.org/10.4000/aes.4074

Alain Corbin, «Coulisses», dans Histoire de la vie privée, sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby, Points Seuil.

Octave Mirbeau, La grève des électeurs, article au Figaro, 28 novembre 1888, contre le leurre qu'est, pour lui, le suffrage universel dans le système républicain.

 

Crédit photographique :

L'alcôve et le confessionnal / Jules Rouquette 1887 source Gallica BNF.

Intérieur d'un bureau de vote : les isoloirs, Agence Meurisse, 1919 - source : Gallica BnF.
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11 novembre 2023 6 11 /11 /novembre /2023 14:56

«L'enfer, c'est de ne pas aimer», écrivait Dostoïevski. Curieuse formulation pour nous aujourd'hui, quand il serait plutôt question de la souffrance de n'être pas aimé.

De quels manques nos vies s'évanouissent ? De quel amour s'épanouiraient-elles ?

Lou (Clotilde Morgiève), Had (Yann de Monterno), Tadz (Jean-Christophe Dollé), trois destins se croisent au détour d'une cabine téléphonique d'un autre âge. L'intime à découvert dans l'espace public, offert au plus ouvert de cet espace : l'inattendu d'une rencontre -et c'est en cela sans doute que la cabine est d'un autre âge, qui installe cette possibilité. Trois destins portés chacun par un manque, une absence, une attente. Le manque d'amour décliné pathétiquement, Lou d'on ne sait quel chagrin, en quête d'une Suzanne à présent, sur laquelle elle bascula en composant au hasard un numéro et qui prit soin d'elle un court instant à simplement l'écouter, lui parler ; Tadz, de sa fille de 18 ans dont il n'a plus de nouvelles depuis quelques jours ; Had, de l'amour de sa mère qui toujours lui préféra son frère... Trois destins plutôt que trois moments, tant cette cabine qui tour à tour les abrite cristallise d'attente, d'espoir, de fin de non-recevoir. L'ultime appel en quelque sorte.

 

Existe-t-il l'être qui pourra incarner l’amour que je porte ? Léa peut-être aux yeux de Tadz, sa fille, en déroute elle-même quelque part dans le même monde que le père, rompue dans une cabine identique -elles l'étaient toutes, ces boîtes, avec leur fausse intimité blafarde assujettissant les corps à leurs guenilles.


 

Existe-t-il l'amour dont le manque contraint mon être en dérive, tel Had habitant sa douloureuse insistance à tenter d'être sans trop savoir d’où ni de quoi cette possibilité lui échoira.


 

Aimer, c'est-à-dire être... Dont Lou éprouve la confusion jusqu'à la déraison. Erreur peut-être féconde au demeurant, Lou jetée sur la première venue, Suzanne, Had. «J'ai pas besoin d'exister pour penser à eux», avoue-t-elle à la fin, avant de se réfugier dans le giron de Had. Aimer, c’est-à-dire Être, dérober ce qui se présente d’esse dans ce que Levinas nommait "le frôlement de l’Il-y-a" et dont il ajoutait que c'était "l’horreur", condamnant chaque étant de notre modernité malheureuse à renouveler sans cesse l’objet de son amour sur le mode d’une révélation énigmatique : "Et aussitôt je l’aimai". Aussitôt parce qu'après tout... Non : parce que la question de l'amour s'est dangereusement rapprochée de la question de l'être, et qu'être est une urgence, désormais, de celle qui engage Lou dans un chemin qui ne mène nulle part ailleurs qu'au pas douteux d’une foulée impatiente, au terme de laquelle il n'y aura rien et moins encore l'objet capable de répondre à son attente. C'est pourquoi la voyant s'enfoncer dans cette folie, Tadz lui confiera que : «C'est pas Suzanne que vous cherchez en fait. Hein ? C'est pas Suzanne que vous cherchez».


 

Être aimé vacillant d'un appel son silence, tel Had tentant désespérément d'entrer en contact avec sa mère, ne s'y introduisant qu'au prix du leurre à lui faire croire qu'il est au téléphone son propre frère, trop bien aimé d'elle. Had qui se sait femme, défait, ré-endossant plus tard ses oripeaux masculins dans un geste tellement fort, de contrition trompeuse et tragique et miséricordieuse et sublime, à concéder à cette mère, mais en le prenant sur lui comme on espère recevoir la grâce pour revenir à soi, l'illusion qu'il est homme -au moins cela qu'elle espérait quand de toute façon, il sait aussi qu'homme ou femme, il n'a jamais existé à ses yeux.

 

De quelle vérité perdue l'amour serait-il comptable ?

L'Amour devenu une geste dramatique, Tadz ébranlé, véhément parce que révélé à son impouvoir, violent parce que seul, accessoire : l'essentiel lui a échappé, partout il se heurte à cet essentiel qui lui a échappé. Agissant, tentant d'agir, chaotique, découvrant à son tour que l'essentiel est invisible pour les yeux, comme l'écrivait Saint Exupéry -et il n'est pas vain ici d'évoquer l'auteur du Petit Prince...

 

 

Au delà du tragique,

il y a ce jeu d'acteur incroyablement juste. Il faut aller vivre la pièce pour en éprouver l'humanité, dans une mise en scène accomplissant ce tour de force de faire entrer sur le plateau cinq spectateurs complices, au fond ce "nous" d'empathie où se joue la pièce, engageant chacun à interroger de quelle attente s'épanouir, plutôt que de mourir et qui porte la pièce d'un bout à l'autre.

il y a donc «Nous». Là, présent, sur la scène.

Cette émotion, que l'on peut nommer empathie si l'on veut, ou miséricorde et qui sera vraisemblablement l'enjeu majeur du XXIème siècle. Une émotion exigeante qui commande une sorte de retournement dans le battement du temps des hommes : «Nous» plutôt que «Je».

«Nous», parce que c'est un problème de société, qui rappelle curieusement Karl Marx quand il écrit que la religion, avant d’être un opium, «est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit» (dans Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, paragraphe 4).

 

 

Qu’est-ce que com-patir avec l'être qui souffre ? Sinon garder son cœur auprès d’autrui ? Un compatir qui contraint celui qui le vit, non celui à qui il s’adresse. Un décentrement subtil, quand il s'agit de rencontrer l’autre dans sa misère. L'empathie comme sacrement de la présence efficiente de l’autre en moi, qui contraint à placer sa nature hors de soi...

 


#joeljegouzo #theatre @theatre_studio_94 @fouic_theatre @jeanchristophedolle @yanndemonterno @clotildemorgieve @pascalzelcer

 

Allosaurus [même rue même cabine]

Théâtre studio Alfortville

16 rue Marcelin Berthelot

Réservations : 01 43 76 86 56

 

7 novembre > 2 décembre 2023, 20h30 du mardi au samedi

Durée du spectacle : 1h25

 

 

Textes : Jean-Christophe Dollé

Distribution : Yann de Monterno, Clotilde Morgieve, Jean-Christophe Dollé et Noé́ Dollé

Scénographie et costumes : Marie Hervé

Lumières : Simon Demeslay

Son : Soizic Tietto

Musique : Jean-Christophe Dollé et Noé Dollé

 

Photographies Stéphanie Lacombe, exposition au P.O.C. d'Alfortville et à la Librairie L'établi d'Alfortville.

Photos prises dans la rue face à la vitrine de la librairie l'établi.

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24 avril 2023 1 24 /04 /avril /2023 09:01

Celle des Balkans. La guerre oubliée, gommée par celle d'Ukraine, comme si elle n'avait jamais existé. Occultée surtout. La guerre honteuse. Rappelez-vous Srebrenica, juillet 1995, dans une ville déclarée «zone de sécurité» par l'ONU, 8 000 hommes et adolescents massacrés. Rappelez-vous le comportement des armées amies : 400 casques bleus néerlandais présents sur les lieux, refusant l'appui aérien au prétexte qu'ils pouvaient subir des dégâts collatéraux. Rappelez-vous surtout : 50 000 femmes bosniaques violées, la mise en place de camps de viols...

Rappelez-vous Tadeusz Mazowiecki en 1995, l'expert de l'ONU démissionnait avant d'envoyer son 18ème rapport, en expliquant que l'ONU avait failli à refuser d'empêcher l'épuration ethnique à Srebrenica comme à Zepa, enclave pourtant sous sa protection. Rappelez-vous ses paroles : «Je ne peux participer à un processus fictif de défense des droits de l'homme.»

Rappelez-vous encore cet homme, qui aura rendu audible la question du viol en temps de guerre et oubliez la guerre : ces viols ont été commis par toutes les armées présentes, y compris les casques bleus des Nations Unies. Oubliez la guerre : les armées amies ont profité, c'est le mot, de l'extrême fragilité dans laquelle se trouvait les populations victimes pour satisfaire sur les femmes leurs jouissances pourries : les femmes qu'ils ne violaient pas servirent comme prostituées.

Le sujet est au centre de la pièce de Lars Norén. Mais peut-être pas la guerre, finalement...

La guerre est atroce, la guerre est prépotente. Elle contamine vainqueurs et vaincus, agresseurs et agressés. Mais qu'on ne mette pas en avant les traumatismes qu'elle génère comme autant de fils qui permettraient de «comprendre» les usages que l'on fait des comportements les plus aveugles, tel la cruauté post-traumatique ou le sadisme égotique. Ici, le retour d'un soldat mutilé. Traumatisé. Certes. Aveugle. La symbolique a son importance : à quoi est-il aveugle ? A quoi avons-nous été aveugle face à cette guerre ? Qu'avons-nous refusé de voir ? De quoi, de qui avons-nous détourné la tête ? De qui ?

Dans le parti pris de mise en scène, les acteurs détournent beaucoup la tête du public. Ou bien c'est l'inverse plutôt, dans ce dispositif scénique qui nous contraint à ne les voir que de biais, que depuis ce biais qui mate leurs regards, étouffe leurs paroles. Nous aurions du reste sans doute préféré ne rien voir, ne rien entendre de ce qui se dit dans ce théâtre et ne se «joue» plus... Il faut pourtant, dans ce biais, autant physique que théâtral, puisqu'on est au spectacle après tout, prêter notre attention à ce qui se dévoile. Ai-je bien vu ? Ai-je bien entendu ? Non pas un théâtre de retenue, mais d'attention, d'une attention insoutenable. Franchement, c'est insoutenable.

Les femmes sont sur cette scène à trois âges de leurs vies. Trois âges qui ne leur appartiennent pas, tracés, compilés, déterminés, inscrits dans les fantasmes du mâl(e). Leur vie est l'enjeu, leur mort. La mort des autres dans cette pièce. La mort des autres. Sidérant : l'effet de sidération est constant, qui du plateau aux fauteuils où le public croit pouvoir s'installer envahit l'espace de la représentation, le suffoque. Ai-je bien vu ? Ai-je bien entendu ?

La mise en scène de Christian Benedetti s'y déploie dans son accoutumée : une diction rapide entrecoupée de longs arrêts brusques. Silence sans échappée possible. La fin de la proposition est brusque, terrifiante, qui vous étourdit et vous plonge dans un malaise que les applaudissements ne peuvent rompre. La fin est brusque : ai-je bien entendu ce qui vient d'être dit ? Je n'ai pas même le temps de reprendre mon souffle que le noir est tombé, que la lumière est revenue, que les acteurs dépouillés de leurs oripeaux sont là au centre de la scène, qu'il me faut applaudir, que faire d'autre ? Convoqué, le public se retrouve au centre de la scène. Sans répit. Mais il n'y a pas de face à face. Nous ne sommes pas «ensemble», nous sommes laissés, là, en plan, sur le bord d'un gouffre. Que s'est-il passé ? Que se passera-t-il ? Qu'en ferons-nous ? Je ne sais que conclure. Peut-être, surgie d'un gouffre elle aussi, cette phrase du récit Nuit d'Edgar Hilsenrath qui fait retour «Le crépuscule tombait. Encore un jour absurde qui touchait à sa fin»...

Le spectacle est fini. Christian Benedetti a pris grand soin de l'encadrer dans le temps d'un moment théâtral qui ne parvient pas, cependant, à prendre fin, nous renvoyant chacun dans la nuit nous débrouiller avec ça, comme les personnages l'étaient, en prise avec... ça !

 

Guerre, Texte de Lars Norén mis en scène par Christian Benedetti, Théâtre Studio, Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, du 18 au 29 avril 2023, durée : 1h45, téléphone : 01 43 76 86 56.

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16 janvier 2020 4 16 /01 /janvier /2020 09:21

Robespierre. S’il est un consensus lourdement construit, c’est celui qui entoure son héritage politique, anéanti sous des tonnes de mystifications. Robespierre réductible au seul concept de Terreur ? « Aveugle » qui plus serait, jamais étudiée dans ses principes philosophiques et ses pratiques historiques, brandie commodément comme un épouvantail réactionnaire : voyez où nous mène toute révolte populaire… Or nous l’avons accepté. Cette antienne inepte, destructrice de nos espérances. Pour porter le deuil de tout espoir de démocratie depuis la mort de Robespierre. Nous portons même ce déchirement avec conviction, semble-t-il, sinon enthousiasme au niveau des médias et de cette classe politico-médiatique qui n’ont de cesse de nous en gaver jusqu’à l’étouffement ! Allons, nous donnent-ils à ronger, la démocratie ne serait qu’un rêve jamais achevé et il nous faudrait nous contenter de cet inachèvement, ladite démocratie à la française s’affirmant « le moins pire des régimes ». On voit ce que cela donne, en guise de moins pire des régimes, dans un état dont la police tue, mutile, éborgne, arrache les mains, les pieds, fracasse les crânes, les ouvre, piétine les vieillards tombés à terre, gaze les bébés, humilie les écoliers qu’elle aligne contre les murs, mains sur la tête, comme dans les camps de concentration nazis autrefois ! Pour le plus grand bonheur d’une caste misérable au pouvoir. Toutes les élections en France ne sont que des parodies, des coups d’état déguisés. Qui somment ensuite la majorité qui n’a pas voté pour le président en exercice, de se transformer en minorité et d’obéir aveuglément à ses ordres. Et encore, quelle manque de finesse de toute façon dans la réflexion sur le pouvoir des majorités ! Relisez Robespierre, qui n’a jamais voulu qu’une majorité, quelle qu’elle fût, impose sa dictature aux minorités. Lé démocratie n’est pas, ne peut pas être le simple consensus offert à la classe dirigeante. Ce vivre ensemble, affirmait Robespierre, il faut que chaque génération puisse, c’est même son devoir, le réaffirmer. Et il faut donc lui en laisser le droit, la possibilité. Robespierre ! Il est de la plus extrême urgence de relire ses écrits. Robespierre interroge, nous interpelle. Et le dispositif scénique mis en place pour le réanimer est littéralement ahurissant : le comédien, exceptionnel, Damien Houssier, fait face au public, à table. Trente personnes attablées autour de lui en une sorte de comité de salut public interrogé par lui sans concession. A quelles conditions une Révolution est-elle possible ? Aujourd’hui. En France. C’est cela le sens du propos et non quelques résurrections mémorielles imbéciles. Robespierre, devant nous, s’inquiète de ce que notre imaginaire n’ait conservé la trace que des échecs révolutionnaires, comme celui de la Commune de Paris par exemple. Quid de cet imaginaire qui à l’avance nous mène à la défaite ? Qui se rappellera l’année 1789 ? Et l’année 1790, et 1791 encore, quand la France d’un coup s’est retrouvée sans institutions, sans autorité, sans police et que les communes se sont levées pour maintenir une conception populaire de la sécurité, éthique pour le coup, loin des répressions sauvages et fascistes que les états ne savent qu’ordonner ? Nous devons réfléchir, ensemble, nous hèle le comédien, là, à table, parmi nous. Laissant de longs silences nous renvoyer chacun à nous-même. Robespierre n’est pas un fantôme. 1789 n’est pas une vieille histoire sans importance. Il faut en retrouver le sens, les pratiques, l’horizon, parce que nous avons été spoliés de toute mesure démocratique, parce que l’état français est un danger pour la nation et pour chaque citoyen français, parce qu’aujourd’hui plus qu’hier, nous le savons, nous le voyons, les  médias conspirent à notre fin. Nous avons besoin du vacarme de la justice des grèves, des manifestations, des révoltes, des émeutes. Rien n’est plus d’actualité !

La Méduse démocratique, mise en scène d’Anne Montfort, avec Damien Houssier, Théâtre Studio, Alfortville, janvier 2020. Durée du spectacle : une heure.

16, rue Marcellin Berthelot, 91140 Alfortville

www.THEATRE-STUDIO.COM

crédit photo : Patrice Forsans

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