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30 janvier 2024 2 30 /01 /janvier /2024 11:01

«Je suis le conteur dans ta tête», endosse Hilsenrath en prologue. Le conte ? Une dernière pensée logée dans un cri d'effroi, une pensée envolée au pied du mont Ararat, le pays des ancêtres de Thovma Khatisian, le pays des Arméniens. Pays sacré profané par les Turcs, d'où les Arméniens n'ont pas disparu : ils reposent par millions sous la terre.

Hilsenrath signe un bouleversant hommage au peuple Arménien, abasourdi qu'il est de réaliser que ce génocide perpétré au début du XXième siècle ait d'abord si vite disparu de nos mémoires. L'extermination oubliée qu'il ne peut, lui, juif ayant survécu aux ghettos, à l'horreur nazie, que regarder en face comme la sienne propre, celle de l'humain, de tout être tout simplement, fût-il «le plus impuissant témoin du monde».

Alors Hilsenrath souffle à l'oreille des nations l'histoire oubliée de l'extermination du peuple Arménien. «Je dis : je voudrais simplement rompre le silence», affirme-t-il au fictif secrétaire général de l'Union de la Conscience des Peuples, qui a du mal à comprendre.

 

Le personnage qu'il invente, adopté en 1915, émigré en Suisse, a été contraint de s'inventer un nom lui qui, orphelin, ne savait même pas d'où venait sa famille, exterminée ou morte pendant l'exil, ou peut-être pas. Il a cherché pendant des décennies des traces qui toutes jusque là conduisaient au néant. Et puis, de nouveau, Hilsenrath nous confie cette quête, imaginaire donc, une fiction parce que pour beaucoup, il ne reste que cela.

Dès le Livre I, la Dernière Pensée, qui est dans ce roman un personnage puissant, s'envole vers 1915 pour observer le grand massacre ( Հայոց ցեղասպանություն ). Elle vole auprès du père de Thovma qui, torturé, évoque les massacres de 1876. Le récit est violent et cru et cependant narré sur le mode de l'innocence, les faits exposés comme allant de soi dans un monde fermé à toute empathie. Et file une veine grotesque, moins l'absurde que le grotesque des grands romans de l'ex-Est : songez à Karel Čapek, Bohumil Hrabal, Jaroslav Hašek, etc. Car ce que les turcs, dans le roman d'Hilsenrath, veulent faire avouer au père de Thovma, n'est rien moins qu'il est à l'origine de la guerre de 14-18... Ils chérissent leur Grande Conspiration Arménienne contre l'Occident.. Et qu'importe si rien ne tient debout, si la ficelle est énorme : les turcs ont besoin de justifier aux yeux du monde le génocide qu'ils préparent... Hilsenrath est incomparable pour mettre pareilles aberrations en scène. On rit aux larmes, mais l'on s'arrache les cheveux à découvrir la complaisance de l'occident face à ces comédies. Bouffon, notre monde ?

 

«L'extermination du Peuple Arménien ne dépend en fin de compte pas seulement des exterminateurs, mais aussi du silence de leurs alliés », pose Hilsenrath et là, on ne rit plus. C'est bien encore, toujours, de notre monde dont il est question.

 

De Livre ne Livre nous remontons toute la chaîne familiale. C'est tout un monde engloutie qu'Hilsenrath révèle. Et son engloutissement : les violences, les tortures, les assassinats sommaires, les exécutions de masse, les déportations, les spoliations... Les hommes massacrés, les marches de la mort qui tournent en rond pour laisser le temps aux soldats turcs, aux pilleurs, aux brigands, aux assassins de piller, violer, massacrer les femmes, les enfants, les vieillards. Officiellement, il n'y a pas de déportation, mais le déplacement de populations hors des zones de guerre... Tout un peuple jeté sur les routes, assailli par les chiens errants qui suivent les familles en haillons pour dévorer les faibles, les blessés, les malades, les vieux qui ne peuvent plus marcher. C'est cette traîne de balluchons abandonnés qu'Hilsenrath décrit, avec la foule des turcs qui suit derrière, pour dépouiller encore.

 

La Dernière Pensée finira par raconter cette histoire à son ombre. On glisse vers tant d'absence, métaphore d'une humanité sans humanité, où les victimes ne sont même plus l'ombres d'elles-mêmes, abandonnées à l'oubli, que ce roman réfute.

 

«Que toutes les victimes du monde se mettent à chuchoter», conclut magistralement Hilsenrath. Les autres, à leur prêter l'oreille.

 

 

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Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, éd. Le Tripode, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, hiver 2014, 554 pages, première édition 2012, Francfort, 24 euros, ean : 9782370550484.

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27 janvier 2024 6 27 /01 /janvier /2024 13:01

« Et le reste n'est-il

Par le souvenir détruit ! »

C'est par ces mots que Sebald ouvre son recueil. Quatre nouvelles, quatre portraits entre enquête, documents, fiction, biographie, récit imaginaire et témoignages. Quatre destins d'exilés, poussés sur les chemins du renoncement par l'énorme cruauté de l'Histoire, la nôtre, tellement déchiffrable. Quatre existences « documentées » par des photos de mauvaise qualité qui déjà portent la trace de leur disparition : peu de signes sur ces images, peu d'image en fait, à l'image. On est frappé en regard par la méticulosité des descriptions, en rien métaphoriques et qui, à elles seules, consignent ce qui de vivre n'existe plus. Ce sont les images qui paraissent d'un coup oniriques, quand le récit fonde la séparation entre le rêve et la réalité.

 

Fin septembre 1970. Hingham. Couché sur la pelouse, le Docteur Henry Selwyn, est le dernier habitant d'un vaste jardin qui naguère nourrissait plusieurs familles, aujourd'hui retombé à l'état sauvage. Le narrateur, W.G., loue dans l'immense maison naufragée quelques pièces. Il Interroge. Qui est Henry Selwyn ? Un juif de Lituanie. L'an 1899 sa famille dut partir. Elle pensait accoster à New York, elle toucha terre à Londres. S'y logea sans jamais parvenir à s'y installer vraiment. Le silence des origines est assourdissant quand Henry raconte son histoire. Septembre 1970. Quelques mois plus tard, Henry se suicidait.

 

Paul Bereyter, janvier 1984. Cet homme voulut toute sa vie enseigner aux enfants, être instituteur. Mais parce qu'il avait un quart de sang juif, les nazis l'en empêchèrent. Paul était l'ancien maître d'école de Sebald. Une photo de classe l'atteste. Sebald enquête cette fois encore. Paul se sentait allemand. Il était rentré de son exil hors de l'Allemagne en 1939. Enrôlé dans la Wermacht, il avait combattu les ennemis des nazis, ces nazis qui avaient envoyé sa fiancée dans un camp. Qui saura l'expliquer ? Convaincu que sa place était ailleurs, il s'exila de nouveau, avant de revenir mourir dans sa ville allemande de S., où il se suicidera.

 

Ambros Adelwarth. Grand-oncle de Sebald. Exilé parce qu'il ne pouvait vivre son homosexualité. Le récit le plus long de cet ensemble. Le plus intense. Au service d'un très riche new-yorkais, Ambros permit à toute sa famille de trouver un refuge en Amérique. Il aura vécu toute sa vie dans la passion d'un homme devenu fou, qu'il suivra un matin : « I go to Ithaca », l'hôpital psychiatrique monstrueux qui pratiquait sur ses patients le soin par électrochocs, qui les tuait. Non pas un retour donc à Ithaque, mais une sorte de suicide pour, ayant perdu l'être aimé, y « Annihiler toute capacité de réflexion et de souvenir ». Les dernières pages sont absolument sublimes.

 

Max Ferber. Un moment de fracture là encore, dans les décombres d'une ville ouvrière en ruine : Manchester. Max vécut dans une maison où séjourna Ludwig Wittgenstein. Il s'y enfermait nuit et jour, crayonnant ses dessins à la mine de plomb dans une ville recouverte de poussière. Max n'en sortit qu'une fois pour un long voyage aux abords du lac Léman et à Issenheim, pour y contempler le retable de Grünewald. Le narrateur découvrira le carnet fictif, rédigé par Sebald, de la mère de Max, déportée depuis son ghetto dans un camp où ses parents seront exterminés.

 

Que dire de cette œuvre ? Les grands écrivains que j'admire l'ont tenue pour une œuvre d'exception, de Susan Sontag à Arthur Miller. Elle l'est. Marquée par les débris d'un siècle d'horreur. Elle l'est, jamais jugeant, jamais condamnant mais narrant, avec retenue mais non sans lyrisme, l'impossible résilience. Ceux qui ont perdu leur monde ne purent y survivre. Érudite, fragile, l'écriture est devenue ce territoire refusé, enfoui, d'une mémoire fantomatique.

On a dit de la langue de Sebag qu'elle était sinueuse. C'est-à-dire ? La métaphore vaudrait-elle la peine d'être creusée ? Sinueuse au sens où elle se détournerait beaucoup, mais de quoi ? Il y a, oui, quelque chose du détour dans ces récits qui donnent à voir un monde raconté par l'Autre et dont chaque fois Sebag se fait le témoin. Du détour poétique : la prose de Sebald est méditative, ses phrases sont longues, « lentes », patientes, appelant le lecteur à plonger lui-même plus avant dans sa propre contemplation du monde silencieux des émigrés.

Et puis il y a ces images. Lessing, dans son Laocoon (1766), avait thématisé cette rupture entre dire et montrer. Le discursif n'est pas l'iconique. Se complètent-ils ? Ici Sebald nous invite à contempler ce que l'image, dans son impuissance à être, parvient cependant à nous faire dire. Et le texte à nous faire voir. Qu'y a-t-il de commun entre les deux, que nous dévoilerait la prose de Sebald ?

 

Le déchirement de l'intime : l'exil est le lieu d'un mourir infligé. Où l'effacement s'inscrit en maître des horloges. La lecture des images en est la première victime. A laquelle la langue tente de porter secours. Et avec l'image, ce qui disparaît, c'est la personne, dont l'écrit, territoire métaphorique de l'émigré, se charge comme d'un fantôme. Mais il ne reste à sauver que cette patrie : la littérature, où exister malgré «l’habilité avec laquelle tout a été rendu propre».

Où résister à l'engloutissement et à la séparation.

 

#wgsebald #jJ #joeljegouzo #litterature #roman #wgsebald_dieausgewanderten #emigre #émigrés 

 

W.G. Sebald, Les émigrants, Folio, F11, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, mars 2003, première édition Actes Sud, 1999, ean : 9782070425228

 

Austerlitz, W. G. Sebald - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)

 

France Culture :

 

W. G. Sebald (1944-2001) : Une vie, une œuvre (2012 / France Culture) (youtube.com)

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4 février 2023 6 04 /02 /février /2023 14:43

Non pas « ne pas » : pas dormir. Qu'il faut peut-être entendre en effet dans son adresse enfantine. To Die, to sleep... viendrait trop tôt, trop vite clore une vie d'insomniaque. Pas dormir. Ne pouvoir jamais s'absenter ni se reposer. Mais en qui, que la formulation enfantine donnerait à entendre ?

Ne pouvoir jamais s'absenter. Demeurer Prisonnier de sa conscience. « Pas dormir : errer sans ombre », écrit encore Marie Darrieusseq. Si les mots ont un sens, « errer », « sans ombre » qui plus est... Je ne connais que le diable, qui erre sans ombre... Peut-être Peter Schlemihl, qui vendit son ombre à l'homme en gris... Encore qu'errer paraisse trompeur. « Trompeur » placé ici à dessein, dans l'horizon du champ lexical «démoniaque» ouvert par son texte : errer sans ombre y serait le sommet de la tromperie sans doute. Rôder eût été préférable, se traîner, sans but : son récit n'est pas une méditation et s'il emprunte des chemins, celui des sciences naturelles ou de de la littérature, il n'explique rien, ne cherche aucun sens à cette histoire, ne pointe aucune perspective. Marie Darrieusseq déambule sans but, ce qui n'est pas même un chemin, ni être en chemin. Etrange paradoxe quand on songe aux voyages qui émaillent sa vie et son livre. Qu'explore Marie Darrieusseq ? Ne dirait-on pas plutôt qu'elle reporte une mesure, la sienne, du pas dormir, des uns aux autres : Duras, Kafka, Woolf, Gide, Plath... Elle égrène, comme l'insomniaque compte les moutons. Enumère. Une cohorte où prendre place plutôt que sens, sous l'ombre tutélaire du grand Kafka, saint patron des insomniaques. Marie Darrieusseq construit des listes. Proust, Pessoa. N'interroge pas Freud, qui dormait du sommeil du juste. Qu'est-ce à dire ? De quoi est faite la psychologie de l'insomniaque ? La psychanalyse qu'elle repousse d'un coin de manche. Est-ce un trouble psychique ? Que nenni. Est-ce un problème de conscience ? Alors... Mourir... dormir, -dormir- écrit Shakespeare, rêver peut-être... Mais de quels rêves, poursuit-il, qui pourrait nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrasser de l'étreinte de la vie ? Par sommeil de la mort, j'entends : l'insomnie.

Dormir, ne pas dormir... Seuls dorment les abrutis, ont toujours pensé les intellectuels. Longtemps les écrivains se sont vengés des « sonneurs » en refusant l'assoupissement généralisé. Enfin, à ce qu'ils disaient... Car bien qu'elle s'y refuse, et note, à peine en quelques mots que l'insomnie traverse toutes les couches sociales, Marie Darrieusseq partage ce préjugé : la classe sociale intelligente ne dort pas. Elle veille. Mais ce serait lui faire un mauvais procès (Kafka ?) que de l'enfermer dans ce fantasme d'élection. Dormir, écrire, existe-t-elle réellement cette littérature d'insomniaque ? Marie Darrieusseq recense. Tout. Jusqu'aux, bien évidemment, rituels d'endormissement. Et tout ce qu'elle a essayé. Mais jamais encore une fois n'introduit à la psychanalyse. Qu'elle contourne tapageusement pour nous offrir de belles pages d'un possible essai sur la chambre dont on sait ce qu'elle n'est plus déjà : un lieu où l'on ne naît plus, ni ne meurt. A peine le lieu d'une sexualité qui l'a quittée depuis bien longtemps, à peine encore peut-être ce fameux lieu à soi des adolescent, ou des enfants. Un nulle part pour les adultes.

Nulle part : c'est peut-être là qu'elle pourrait en venir, au bout de sa réflexion sur ce temps qui fige la nuit des insomniaques dans un univers privé d'espace. Qu'est-ce que le temps privé d'espace, sinon celui que nous promet la soporifique rédemption, cette éternité au goût de grande tasse trop vite au soleil allée, et ce, malgré l'extravagante résurrection de la chair.

Peut-être l'insomniaque, enfermé qu'il est dans un temps à l'arrêt, ne fait-il qu'expérimenter l'immobilité du dormant plus qu'il ne le croit, mais comme jeté soudain dans cette lucidité d'Hamlet réalisant que la conscience fait de nous des lâches et, prisonnier lui-même de sa conscience, se sait prisonnier d'une lâcheté dont il ne pourra pas se défaire... Car dans cette veille qu'il récapitule, lui saute aux yeux la calamité de si peu exister encore ou plutôt, la conscience que l'on n'est jamais vraiment, même insomniaque. Aucune trêve ne peut nous être accordée. Etre en n'étant pas, telle est notre défroque dont rien ne nous dépouille, ni le sommeil, ni l'insomnie.

 

Pas dormir, Marie Darrieusseq, P.O.L., août 2021, 308 pages, 19.90 euros, ean : 9782818053645.

#Marie_Darrieusseq #littérature #lettres #joeljegouzo #JoëlJegouzo #jjegouzo @editionsPOL 

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16 septembre 2022 5 16 /09 /septembre /2022 14:33

Augustin Trapenard, lors de l'émission télévisée La Grande librairie, dont Virginie Despentes était, entre autres, l'invitée, parlait à son propos de «réconciliation». Une idée dont il avait du reste fait le thème de son émission, «reliant» entre eux les auteurs conviés. Ailleurs, d'autres ont évoqué un texte apaisé, voire une autrice assagie qui, l'âge aidant, s'était délestée de sa violence, sinon l'avait trahie...

C'est sous cet éclairage que je voudrais lire Cher Connard, ainsi que sous celui de sa construction formelle : un roman épistolaire.

Le reste est l'affaire de tous tant l'autrice pèse dans les lettres françaises et notre imaginaire. Une autrice installée sous les feux de sa propre réputation, mesurée à l'aulne de ses excès (passés ?). Laquelle serait donc (enfin ?) réconciliée. Mais avec qui, avec quoi ? Voulait-on dire par là qu'elle en avait fini -ou devait en finir- avec la colère, voire du moins avec sa rage de jeunesse ? Comment donc, à qui sait lire un roman qui s'ouvre sur une chronique du désastre, autant celui des individus que d'une époque «qui se barre en couille» ? Syndrome de Noé peut-être, qui en a fini d'alerter ses compatriotes et lève l'ancre avec qui veut bien se sauver avec lui...

 

Rebecca, Oscar. Les deux figures mondaines de son roman, croisent, quelques pages plus loin, Despentes qui vient de sortir son Katana : Zoé. Plus trouble, cette Zoé : parce qu'en devenir. Moins tranchante au final, émoussée par la fleur de l'âge... Grimpée sur la scène pour le coup trop vite... Que frappent les trois coups...

 

La forme est donc celle du roman épistolaire. Ce genre qui triompha entre le milieu du XVIIIème siècle et le début du XIXème. Celui dont le Gradus de Dupriez nous dit qu'il est en réalité «un monologue du signataire assumant seul un dialogue», toujours différé sinon congédié. Celui dont Furetière, dans son Dictionnaire universel, affirme qu'il s'agit d'un «écrit qu'on envoie à un absent». Qui donc est l'absent dans le roman de Despentes ?

 

Un roman sur l'amitié a-t-on dit aussi. Certes, on s'écrit entre amis et c'est un peu une amitié qui semble se construire ici, ou se reconstruire, et dont Cher Connard nous offre le spectacle. Mais... Ne serait-ce pas l'ami qui serait absent en réalité de ce roman, voire l'amitié, recueillie ici dans de longs monologues qui excluent de fait le partage dont toute amitié est faite ?

 

Virginie Despentes a écrit un roman épistolaire. On songerait à tort à la marquise de Sévigné et à ses lettres, dont celles à Mme de Grignan, sa fille : l'échange n'y était pas que fictionnel dans cette correspondance au statut littéraire clairement affirmé. Une correspondance organisée autour de son dessein littéraire, de celle où le sujet écrivant s'exhibe paré de tous ses fards, de celle qui s'offre comme œuvre clôturée, presque exclusivement attentive à ses modalités narratives, ses commodités lexicales. De celle qui déjà visait un public : la marquise le savait, devinant ces lectures à voix hautes qu'en donnait sa fille. Théâtre toujours : de celle donc qui n'était pas autre chose qu'une mise en scène littéraire de soi. Or Virginie Despentes en a fait autre chose : les rédacteurs des lettres de son roman sont tous de fiction, surplombés par un auteur curieusement de nouveau omniscient, quand la marquise rompait avec cette dimension du roman.

 

L'écriture est solitaire, déploraient presque tour à tour les invités de Trapenard. Faites autre chose s'il ne vous est pas nécessaire d'écrire, alla même jusqu'à proférer Lola Lafon. L'écriture est solitaire : voilà qui renforce le caractère de monologue de ce Cher Connard, dont les protagonistes ne sont que des personnages de fiction.

Derrière eux, l'autrice. Omnisciente, on l'a dit. A qui donc écrivait alors Virginie Despentes, sinon me semble-t-il, c'est l'hypothèse que j'avance, d'abord à son propre public, celui qui a lu ses précédents romans, qui connaît ses textes, ses colères, ses excès ? C'est avec lui qu'elle poursuit son «dialogue» jusque dans l'émission de Trapenard, quand elle évoque sa lassitude, peut-être, maladroitement, son désir, avec ce texte, de ne pas s'exposer tant elle a déjà reçu de coups. Dans ce hors texte de l'émission télévisée, Virginie Despentes fait en effet cette «confidence», dont se sont emparés certains de ses lecteurs pour déplorer aussitôt son manque de rage, sa trop prématurée réconciliation...

C'est à ce public averti qu'elle s'adresse et à celui-ci qu'elle confie son Cher Connard qui, si on le lit bien, passe au demeurant en revue tous ses thèmes de prédilection, de la violence au féminisme, mais comme mezzo voice. Du ton, déjà, de celui qui lègue : comme si ce public devait à présent en hériter et elle, s'en absenter. N'écrit-elle pas, dans son roman cette fois-ci : «J'ai envie de bifurquer» (114) ?

 

Peut-être alors était-ce elle, la grande absente de ce roman. Paradoxe, puisque j'ai écrit qu'elle a réinitialisé le roman épistolaire pour y réintroduire la fonction du narrateur omniscient... Mais parler de «réconciliation» ou d'un texte assagi, me paraît relever d'un tel constat  : elle se serait absentée d'une œuvre qu'on a aimé pour sa rage, pour sa violence, pour ses excès, elle, l'autrice, tant identifiée à ses excès justement. Pourtant c'est oublier ce dont elle témoigne dans le hors texte de l'émission, plein champ cette fois, quand elle avoue le poids de sa notoriété, qui a peut-être fini par la noyer dans cet espace fictionnel qui est le lieu de la célébrité, et dont elle semble lasse d'un coup. Rappelez-vous ses commentaires, la musique, les amis, les soirées entre amis, loin des feux de la rampe... D'où le besoin d'être physiquement là, sur le plateau de Trapenard, pour sortir de cette fiction, pour n'être pas, justement, enfermée dans la posture de l'écrivain, un refus de la posture qu'elle a accompli ce soir-là magistralement : Virginie Despentes était troublante de sincérité dans ce hors texte de La Grande Librairie. Mue par la volonté farouche d'être fidèle à elle-même.

L'écrit, confiaient tour à tour Lola Laffon et Virginie Despentes, nous fait entrer dans une dimension fantasmatique : le lieu de l'écriture est un lieu improbable, sinon délirant.

Dans le roman épistolaire, ce délirant est plus sensible encore : car ce genre place toujours son auteur dans du méta où l'énoncé exacerbe le repli de l'écrivain sur l'acte discursif qu'il construit. L'auteur épistolaire, plus que tout autre, se regarde écrire en somme : nécessairement, puisque son modèle conversationnel est un leurre.

Mme de Sévigné avait en son temps brouillé les rapports entre épistolier et auteur épistolaire, ouvrant par ce brouillage l'espace du littéraire. Avec elle, on entrait en fiction. Avec Virginie Despentes on ne sait pas comment en sortir.

Pourquoi écrire encore ? L'entêtement à s'y adonner (une addiction ?, l'un des thèmes de Despentes) inscrirait précisément dans la répétition la fameuse «réconciliation» évoquée par Trapenard. Pourquoi écrire encore ? Despentes s'en pose la question. Je soutiendrais volontiers cette thèse, qu'elle étaye elle-même dans son roman : «La plupart des artistes ont trois choses à dire, une fois que c'est fait, ils feraient mieux de changer d'activité». Participer à La Grande Librairie en relevait, de ce questionnement.

Prenons la chose sous un autre angle. Celui de l'instance narrative dans le roman épistolaire à la Sévigné : déléguée à chaque « personne » épistolière, elle instruit un faux dialogue dont on ne sait jamais où il va : c'est au lecteur de construire le sens, l'auteur, lui, en est incapable : il s'y est invisibilisé. A l'inverse, Virginie Despentes, en récupérant l'omniscience de l'auteur, a recouvré cette visibilité. Son moi imaginaire est toujours posé devant nous. Roman spéculaire, l'écueil narcissique ne peut y être conjuré. Ne reste pour lui échapper qu'à mener solitairement son écriture au bout du plaisir qui l'anime. Les thèmes ? Dynamiter les genres, les identités, les classes, les religions, les races, la violence, centrale, Despentes s'y est employée avec méthode, avec une énergie incroyable. Poursuivre ? Despentes nous l'a écrit : à trop y revenir, on tourne en rond et on ferait mieux pas...

Je prends donc à ce compte que j'initie, cette petite phrase posée au tout début du roman : «mettre des années à admettre qu'on ne redeviendra pas celle qu'on était, avant à jamais disparue.» (29).

Ce n'est pas simplement «vieillir», même si elle en traite là encore magistralement pour conclure qu'au fait, ce qui disparaît quand on vieillit, ce n'est pas sa jeunesse, c'est le monde dans lequel on a vécu. Et ce que l'on devient ce n'est rien moins que «les rescapés d'un terrifiant naufrage» : «Nous sommes le hors champ» (197).

 

Qu'est-ce qui justifie nos vies ?

Au fond, c'est ça le thème du roman.

«Ce que je suis, ce sont les gens qui m'entourent.» (60). Ceux qu'elle évoque furtivement à La Grande Librairie, et que nous ne connaissons pas.

Virginie Despentes affirme une éthique très forte de la vie à travers cette leçon de «sincérité», qu'elle «montre», qu'elle a montré le soir de l'émission, qu'elle a «démontré» dans son roman qui ne sert en rien la soupe à personne mais pointe, simplement, ce hors champ où tous nous poursuivons nos vies éparses.

«Nous sommes le hors champ» (197). C'est le mot de la fin.

 

 

Virginie Despentes, Cher Connard, Grasset, juillet 2022, 344 pages, 22 euros, ean : 9782246826514.

La Grande librairie :

La grande librairie - Virginie Despentes, Lola Lafon, Laurent Gaudé et Blandine Rinkel en streaming - Replay France 5 | France tv

Bouillon de culture (1998) :

1998, Virginie Despentes : "Le rôle des femmes, c'est de faire les putes" | INA

Images : Captures d'écran, Virginie Despentes sur le plateau de la Grande Librairie, le 7 septembre 2022.

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22 juin 2022 3 22 /06 /juin /2022 14:04

Vanités... Claro explore ces vanités qui nous retiennent au chevet de nos propres vies. Du bûcher ordonné par Savonarole à celui qui lui fut destiné, de la prière contrapuntique à la mémoire du maître de chapelle, Johanes Ockeghem, aux plâtres de Pompéi, en passant par la momie du film de Karl Freund (1932), Claro interroge : que sont les choses vaines ?

Savonarole pendant au bout d'une corde à l'aplomb des flammes qui le dévorent, de quoi nous renseigne-t-il ? Littéralement, c'est une question de corps, de chairs, de désirs qui informe son texte, de bout en bout poétique, au sens où la poésie est événement (de l'âme pour Roger-Gilbert Lecomte). Mais, même si Claro insiste, à travers ses exemples, pour nous offrir l'analyse fine, décortiquée si l'on peut dire, de ce qui ne peut s'assembler, et même si toutes les vanités qu'il énumère ne se valent pas, tout reste à la fin une histoire de crâne, celui qu'Hamlet tient dans sa main (Alas poor Yorick). L'allégorie d'un crâne, un seul pour toute l'humanité et lui suffisant bien, « missel osseux à jamais clos ». Un crâne devenu objet posé sur une table -celle qui répond à la Cène ? Posé avec science entre divers autres objets disposés avec soin eux aussi, dans ce tableau de fleurs sèches offert à la contemplation des vivants : memento mori, ne reste au bout du compte que la « magnificence effondrée de tous nos autrefois » (Nietzsche).

Le texte qu'il nous offre est ainsi composé, comme le sont ces vanités vers lesquels il fait signe en bout de page. Comme pour habiller, peut-être, ce désastre qui habite l'être dès avant son décompte. De l'intime expérience de sa propre vie qu'il nous livre (le Père, la Cène encore, le tombeau vide...), à l'analyse des raisons qui donnent aussi à penser au fond que c'est la mort qui n'est que « magnificence effondrée » et nous incitent dès lors à lire de bout en bout un texte pas moins enchâssé dans le néant qu'il décrit, c'est à mon sens là qu'il faut l'appréhender plutôt que dans ses contours, ses grimaces aurait dit Gombrowicz, le déploiement de son artifice.

C'est là le point de bascule me semble-t-il. Pas tant la question du statut de l'écrivain, cette vanité qui en a pris plus d'un à son fard et que l'on rabâche avec beaucoup de paresse. Voire pas même celle du livre comme objet, même si Claro pose la question de savoir si « faire un livre » ne reviendrait pas, là encore, à sacrifier à quelque inavouable vanité. (Mais son livre est un bel objet dont on ferait volontiers un atelier, une fois le dos cassé, les pages arrachées, griffonnées, mises en marge du texte déjà écrit, car le livre physique est bien plus encore, qui excède ces vanités qui voudraient l'enfermer). Non, le point de bascule n'est pas non plus le logos qui sait si bien nous obliger, mais la poésie encore une fois, plutôt que l'écriture ou la littérature, ce grand corps ahuri d'être toujours pareillement en expansion. Pas même écrire donc, ce foutoir que sa pagaille (son innocence ?) défend. A remarquer que d'écrire, Claro n'a retenu que l'écriture « littéraire », qu'il peut alors commodément suspecter d'être une ruse du vain.

Non donc cet écrire là, mais l'écrire comme atelier (non celui de Kundera : celui des mécanos amateurs, le bordel partout, la graisse, les odeurs de soudure). Cet écrire qui informe le vivre et s'informe d'une vie, chaque fois, dans l'éblouissement de cette nuée d'enfants applaudissant au feu qui consume Savonarole, que Claro imagine au début de son texte et qui en sont l'étincelle, non le feu purificateur : cette « Nudité jeune à jamais » que Gombrowicz saluait, et qui sans cesse nous interpelle : à quel moment avez-vous oublié d'écrire ? Lorsque sans doute vous envisagiez de changer les pages d'écriture en stèles ?

 

J'ai peur quant à moi de ne pas devoir écrire : cette épopée de mon propre vide m'obsède.

 

PS : Le titre... Comme un pied de nez, sursaut de vanité que d'espérer revenir, ne pas lâcher... Non demeurer mais surseoir, persister, persévérer dans une forme nouvelle de son être, quand bien même revenir serait ne pas revenir à soi mais l'enjamber, dépouille même débarrassée de sa forme, dégradée ou augmentée selon les croyances, portée ou non par l'espérance d'y revenir en conscience. Ne pas renoncer en somme, à tenter d'accroître sa puissance d'être avant que tout cela ne rompe. Et qu'importe alors que cela rompe, n'avouons-nous que rarement, puisque nous nous faisons la promesse que cela pourrait tenir, d'une manière ou d'une autre, avant d'avoir disparu tout à fait...

 

Claro, Sous d'autres formes nous reviendrons, Seuil, collection Fiction & Cie, avril 2022, 114 pages, 14 euros, ean : 9782021497687.

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6 avril 2022 3 06 /04 /avril /2022 07:50

Alexandre Gefen, fondateur de l'excellent fabula.org, a enquêté. Bon... auprès de vingt-six écrivains aux fortes parentés. Et donc, à ceux qui voudraient nous faire croire que la littérature n'est qu'un pur divertissement, sans surprise, ceux-là répondent non. Avec un pareil panel, on pouvait s'y attendre. Le constat qu'il en tire est sans appel : les écrivains n'ont pas renoncé à dire le monde, à le décrypter, le décoder, bref, à le lire d'une plume acéré. Le monde. Notre monde. Ce commun. Penser l'histoire, éveiller les consciences, tous soulignent leur adhésion à la nécessité de faire communauté et font valoir l'excellence de la littérature pour mener à terme ce projet, si bien que je reformulerai volontiers l'ensemble des réponses en l'arrimant à la profession de foi de Marc Bloch (mais lui parlait de la science historique) : la littérature, c'est la dimension du sens que nous sommes, que nous voulons être.

Cela dit le débat est ancien, que l'on voit ici se perdre parfois dans les méandres des vains questionnements autour de la littérature engagée -appellation contrôlée qui date tout de même, non ? Tout comme trop souvent l'enquête réduit la dimension politique aux thèmes traités dans les textes. Bon, le thème, le cadre, on veut bien. Des marqueurs sociaux efficaces disons. Mais pas vraiment suffisants. Re-certes, il y a la question du traitement formel. Mais là encore, on voit combien notre enquêteur peine à dégager ses critères. Il est frappant du reste, de ce point de vue, de le voir très vite sortir du texte pour questionner le récit de vie de l'artiste, comme si dans cette extériorité gisait une quelconque réponse à la question posée, comme si le lien au politique s'était noué quelque part là, dans l'enfance de l'auteur, son milieu social et dieu sait quoi encore...

Rien de bien concluant en somme.

Deux interrogations toutefois ont retenu mon attention dans cette somme. En fait des affirmations qu'il faudrait scruter, questionner à l'aulne de réponses tentées par Nelly Wolf et Llecha Llop Canela, que je vous ai mis en note.

La première est celle de Mathias Enard affirmant que «la littérature, c'est la condition sine qua non de la démocratie». La seconde, celle d'Annie Ernaux : «choisir l'aire sociale où l'on inscrit son langage».

Les réponses de Mathias Enard ouvre une vraie perspective pour scruter dans la structure même du romanesque la nature du lien au politique. En quoi la littérature serait-elle cette condition sine qua non ? Au vrai, peut-être faudrait-il déplacer le questionnement pour savoir où creuser, ainsi que Nelly Wolf nous y encourage : quel genre de pacte la littérature passe-t-elle avec la société ? Mieux : à quel genre de contrat social avons-nous affaire, là ? Est-ce que, quand la société se raconte, dans le même temps où elle se raconte, elle s'engendre ? Ou bien : qu'y a-t-il de commun entre le pacte romanesque et le pacte démocratique ? Sans doute faudrait-il alors interroger les liens qui se nouent autour du livre entre l'auteur, le narrateur et le narrataire, tous inscrits dans cet espace commun du récit. Ce serait alors la structure de l'espace romanesque qu'il nous faudrait interroger, où s'opère la rencontre entre l'autorité de l'auteur et l'activité anonyme du lecteur, au sein d'une société fictive, celle du livre, et par le biais d'un acte de socialisation volontaire : celui de la lecture.

Et se refuser avant toute chose, à en appeler à la communauté des «experts», universitaires, critiques et autre lecteur averti, prétendant surplomber ce contrat. Car l'enjeu ne peut être que celui des lectures insistantes faites par chaque lecteur, non pour soi mais pour ce monde du livre derrière lequel s'engage la quête de cette dimension du sens que j'évoquais plus haut.

 

Annie Ernaux, quant à elle, a posé avec une plus grande justesse encore à mes yeux, la question du politique dans la littérature, en mobilisant l'interrogation sur la langue qui s'y déploie. C'est là que tout se joue dans une très large mesure. Mikhaël Bakhtine avait vu juste, quand il expliquait que la langue qui s'était inventée dans le roman du XVIIIème siècle, accomplissait le passage de la langue de l'Ancien Régime à celle du nouveau Régime ; ce nouveau contrat linguistique répondait au nouveau contrat social qui se mettait en place, et peut-être l'avait-il non seulement annoncé, mais devancé. Est donc politique la langue romanesque qui explore les fractures du régime politique dans laquelle elle baigne, pour les déplacer à l'intérieur de son périmètre, dans l'invention d'une langue capable de les travailler.

Le reste n'est que littérature, qui donne raison à Virginia Woolf, quand elle se demande si le roman ne serait pas «devenu un dispositif enraciné précisément sur les inégalités sociales», voire «les légitimant», pour devenir le discours soliloque du clan bourgeois...

 

Alexandre Gefen, La Littérature est une affaire politique, 26 écrivains se mêlent de ce qui les regardent, éditions de l'Observatoire, mars 2022, 366 pages, 22 euros, ean : 979-10-3292279-8.

 

Pour aller plus loin :

 

  • Wolf Nelly, « Littérature et politique : le roman contractuel », A contrario, 2007/1 (Vol. 5), p. 24-36. DOI : 10.3917/aco.051.0024. URL : https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2007-1-page-24.htm

Llecha Llop Canela, « Pour une politique de l’interprétation littéraire. À propos de : Carlo Umberto Arcuri et Andréas Pfersmann (dir.), L’interprétation politique des œuvres littéraires, Paris, Kimé, 2014 », Raison publique, 2014/2 (N° 19), p. 225-232. DOI : 10.3917/rpub.019.0225. URL : https://www.cairn.info/revue-raison-publique1-2014-2-page-225.htm

 

 

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29 mars 2022 2 29 /03 /mars /2022 08:08

Le Manse. De 2009 à 2013, Olivier Domerg a parcouru ce paysage avec une photographe, Brigitte Palaggi, après avoir répondu tous deux à une première commande qui déboucha sur une exposition et la publication d'un ouvrage, Le chant du hors-champ (Fage, 2009) autour de l'ensemble des paysages des Hautes-Alpes. Olivier Domerg reprit ses notes pour publier tout d'abord chez Gallimard / L'Arpenteur son Portrait de Manse en Sainte-Victoire molle (2011). Mais ce n'était pas assez encore. Ce n'était pas encore, ou peut-être même pas du tout, Manse, tant le langage ne cesse de composer avec ses restes et peine à émerger de ses excédents. Manse s'était échappé ou plutôt, rien ou si peu des mots et des photographies l'embrassant, n'avait pu en tirer... Mais quoi au juste ? L'essence ?

Des restes, Olivier Domerg en trimballait des tonnes avec lui. Notes, fragments, poèmes, des lignes et des lignes jetées sur le papier, avant, pendant, après, et des centaines de pages encore. Comme Cézane, Olivier Domerg, qui n'aimerait pas la comparaison avec le vieux Maître, coriace devant son objet, l'objet même de la peinture, est retourné au motif. Non pour peindre mais tenter de dire. D'écrire serait plus juste : de composer, d'imaginer une forme littéraire qui sût l'exprimer. Exprimer tout du moins «quelque chose» de Manse, plutôt que de rendre compte, sinon de soi tant échappe au loin le lieu de l'écriture, sinon de l'écriture donc, son objet. Et encore. Pas de rendre compte en tout cas : quel discours le pourrait ? Celui du géographe ?

Mais Olivier Domerg n'est pas monté à Manse avec les outils du topographe. Avec son lexique, certes, en partie. Avec ses connaissances, recouvrant ici et là le territoire de son exactitude géologique, mais parcourant ces affleurements sans imaginer une seule seconde qu'il y aurait, là, dans ce lexique si scrupuleux, l'issue qu'il cherche. Quel discours en rendrait donc compte ? Poétique ? Politique ?

Jacques Rancière, dans son essai Le Temps du paysage (La Fabrique, 2010), nous apprend que l'esthétique, comme discipline issue justement de l'invention du paysage et chez Kant de l'art du jardin, se forgea au moment où se posait la question, avec la Révolution Française, de savoir ce qui faisait sens commun. Comment exprimer les formes de l'expérience sensible ? Il y a bien là, dans le questionnement d'Olivier Domerg, quelque chose de politique qui ne nous sépare pas d'une interrogation qu'il nous faut chaque fois reconduire sur ce terrain du vivre ensemble, quand il s'agit de partager une émotion, de dire un lieu, de n'être plus dans l'immanence charriée par le flux héraclitéen des événements de la Nature. Il y a bien là une difficulté qui n'est pas simplement une difficulté de la langue, des formes que nous construisons pour témoigner du monde, mais celle d'un autre ordre qui est bien sûr aussi celui du moment d'écrire et de publier ce que l'on écrit -le rendre public, à rapprocher du Kant de Qu'est-ce que les Lumières ?, où il évoque cet usage «public» de la raison constitutif de ce commun sans lequel l'esprit n'est rien. J'y reviendrai une autre fois, dans l'entretien qui suivra cette chronique, car la poésie n'est pas cet antipode de la politique que l'on voudrait bien qu'elle soit, qui nous dispenserait et de la poésie, et de la politique.

Voyons pour l'heure ce motif auquel est revenu Olivier Domerg, auquel il ne cesse de revenir, comme si quelque chose ratait, ou bien, tel Cézanne justement, comme s'il ne pouvait lui faire face qu'en renonçant à lui faire face, sinon de biais, en limitant chaque fois son questionnement, un questionnement au demeurant moins tourné vers le motif que vers les moyens choisis pour le questionner, le transposer : après près tout, la Montagne Sainte Victoire, c'était d'abord un problème pour la peinture. Une apparence sensible, certes, dont Olivier Domerg, comme Cézanne, tenta de faire une «vérité sensible» (Rancière 2010) que l'on pût partager. C'est-à-dire, encore une fois, en affirmant le désir d'élever l'individu au-dessus de lui-même dans une dispense qui n'est autre que la volonté d'ouvrir un espace commun où poser pied, notre ailleurs : l'humanité. Où cette nature domesticable, à défaut d'être domestiquée, porterait du coup sous l'effet de cet effort esthétique, la possibilité d'une réalité nouvelle : l'art du récit. La poésie.

 

Voyons donc l'objet Manse, tel que construit par Olivier Domerg. Composé en fragments, notes, poèmes, proses. L'analecte ici se décompose en genres littéraires et registres lexicaux distincts mais qui se contaminent, s'entrecroisent, fusionnent. «Nuages. Pins ça et là. Murs de pierres écroulés». (Impression soleil levant). On tourne autour de Manse, littéralement, d'Ouest au Sud, du Sud au Nord, du Nord à l'Est. La montagne jamais offerte d'emblée, le lecteur, littéralement l'analecte, chargé de recueillir les restes que lui confie l'auteur, cheminant à ses côtés, observant, du plus proche au plus près souvent, un côté du versant ou bien au loin un homme debout et l'oiseau qui tourne autour de lui, pour s'élever lentement jusqu'aux sommets d'où l'on pourrait voir «Tout». Mais qu'y a-t-il à voir ? D'autant que ce sommet ne vient qu'à la toute fin de cette lente ascension textuelle. Et quel sommet : une prairie bombée, sensuelle, molle peut-être. Manse sous un angle parfait, mais épuisé déjà dans le fil de la lecture quelques chapitres plus tôt dans le panorama de la réserve Georges Serres, alimentée par les eaux du Drac, soit l'image la plus convenue (l'auteur le sait), qui se puisse être : un paysage de carte postale, «un bel endroit» s'amuse-t-il, mais qu'il ne décrit pas.

Qu'est-ce alors que cette langue qu'il déploie, le manscrit ? On songe aux romantiques allemands optant pour le fragment, tant la raison échoue à se saisir du monde. On songe aux romantiques allemands pour lesquels seule subsistait en face de cet échec à saisir le monde, la solution poétique. Ici interrompant le fil du récit dès que celui-ci affronte ce que l'on ne peut appeler autrement que l'idiotie du réel, de la matière, fût-elle «plantureuse» comme l'affirme le poète Olivier Domerg. On songe aux romantiques allemands, pour le caractère initiatique de ce cheminement (syntagmatique), avec ses jeux de mots constants, dont l'homophonie et l'allitération constituent les figures majeures.

Oui, précisément, on songe aux romantiques allemands à cause de cet usage de la langue bousculée par des homophonies qui sonnaillent comme de brusques remontées d'inconscient.

Freud avant Domerg avait lu les romantiques allemands, intrigué par l'embarras de leur langue, y relevant quelque chose autour duquel il tournait et qu'il allait nommer la langue de l'inconscient. Cette langue psychanalytique dont Thomas Mann affirmait qu'elle n'était rien d'autre qu'un romantisme (allemand) devenu scientifique. Que porte cette langue au juste, qu'inscrit-elle ? A Freud, il lui sembla que seule la langue des romantiques allemands était parvenue à dévoiler les origines de l'écriture : «l'écriture est à l'origine la langue de l'absent». On ne trouverait meilleure compréhension de cette énigmatique affirmation que dans la démarche d'Olivier Domerg : le manscrit n'est autre que la langue de l'absent Manse. Une langue rare, sa mise au point, un abîme. Il faut sans doute lire le manscrit comme le désordre d'une langue naissante. Et l'on comprend qu'elle soit fragmentée et contrainte de se relancer sans cesse en faisant feu de tout bois, tantôt savante, tantôt poétique, ou mue par la nécessité de porter sans cesse secours aux mots : car où (et quoi, encore une fois), ce à quoi les mots prétendent ? Comment éprouver ce dont ils parlent ? Comment instruire leur force pulsionnelle sans cesse entravée, empêchée, sinon en en triturant le récit pour que toujours il reste «ouvert à l'ouvert» (Agamben). On le voit bien à lire Domerg, qui sans cesse recueille, tente, ose, se reprend de visions en sensations, ouvrant au toucher ce qui ne sait prendre chair. Comment donc en libérer la force ? Par l'imagination ? Au sens où les romantiques allemands l'entendaient, comme puissance d'unification de l'Esprit ? Une solution poétique qui ici se heurte sans cesse à la nécessité de la description, toujours exacte, jamais claire, toujours trop loin, trop près, jamais au bon moment.

Par l'imagination, qui sait ne pas confondre l'être pour qualifier l'identité ? (Entendez ce « qualifier » au sens d'une qualification dans une épreuve sportive).

L'épreuve du réel... La prose, la note, le chant poétique, une balade ? Sur la route des cols du manscrit, se sont des sons qui nous arrêtent. Qu'est-ce qu'un lieu ? Sinon un processus en fait, le produit de mille interactions toujours en mouvement. Un processus plutôt qu'une forme, cette forme pourtant que Domerg ne cesse de poursuivre, qu'il ne peut pas ne pas devoir conquérir, et bien que les formes ne fassent qu'incarner en géographie des fonctions toujours muables... Qu'est-ce que la géographie au demeurant ? La surface de la terre ?

Qu'est-ce que le massif des Écrins ? Un haut lieu de l'alpinisme français qui occupe une place de second rang dans l'imaginaire collectif (Muriel Sanchez)... Lieu privilégié des alpinistes chevronnés, des randonneurs, des pâturages et de la chasse, mais... qui longtemps n'a su communiquer avec l'extérieur, condition de possibilité du langage, où ce dernier puise même ses raisons d'être.

Dévisager le Puy... Partout le regard reste à portée de main. Domerg voit les encoignures, les creux, les bosses, les plaques, les stries, les ravines : les accidents du sol. Et partout le son, cet atomique tuteur, finit toujours par se taire. Partout le Ciel s'écrase comme le couvercle de plomb baudelairien qui renversa l'espérance de l'imaginaire chrétien. La triple bosse de Manse, saisie dans de multiples réseaux d'allitérations, se voit chargée de réunir en un seul espace tous les éléments disséminés ici et là dans la nature, du tangible au sonore, de la sensation à l'expression, pour faire corps. Mais partout l'unité se dérobe. Domerg doit assembler, créer des scènes, organiser la possibilité d'une composition. Contre la rigidité géométrique à la française, il ramène le modèle anglais de l'intriqué, la ligne serpentine des chemins qui épousent les courbes de ces volumes moelleux que forme le Manse, mais sous la contrainte des ruptures qui fondent la structure de ce paysage. Du coup, l'unité de la scène ne peut être picturale. Nous sommes dans l'art des réalités sensibles, où l'art des apparences échoue.

Domerg doit composer une dramaturgie singulière qui excède le voir, doit charrier cette puissance de sentir qui est puissance du sentir. Une aporie. Mais c'est autour d'elle que l'auteur doit (ne peut ?) construire son texte. Une ébauche, toujours. Car toujours quelque chose échappe, à la vue, à l'ouïe, à l'odorat, à l'écriture. L'œuvre, au final, est un Dieu caché qui ne se découvre jamais (Lucien Goldmann, Le Dieu caché)...

Curieusement, j'évoquais les romantiques allemands, mais il y a aussi du Hegel dans son intention : celle de composer une œuvre esthétique. Or l'on sait que pour Hegel, l'esthétique ne peut s'occuper que de la beauté créée par l'art : le texte est sa propre visée... Pas Manse. C'est pourquoi ce travail échoue, mais gagne ce moment hégélien où l'esprit peut enfin se chercher lui-même. Du moins ce moment où l'esprit peut enfin s'approcher de cette quête sans jamais pouvoir accéder aux réponses.

L'ascension de Domerg est celle de la lente descente de l'Esprit, aurait dit Hegel...

Et il n'est pas anodin qu'il ait choisi le Manse pour y aborder. Car le massif des Écrins, les Alpes dauphinoises si vous préférez, ou l'Oisans, ou encore l'ensemble montagneux du Pelvoux, ou bien... etc., ne fut jamais nommé que pour être dé-nommé, re-nommé sans cesse, si l'on veut... On fut longtemps, au niveau des cartes mêmes, en face d'un objet absent.

Muriel Sanchez, de Normal Sup Lyon géographie, a étudié son positionnement dans l'ordre des connaissances et de l'imaginaire de la Haute montagne. Aucune forme de connaissance socialement élaborée n'a pu se déployer autour des Écrins. Peu de discours, savants ou romanesques, ont circulé à son propos. Peu de productions visuelles, littéraires. Ni Turner, ni Doré, aucun sentiment romantique ne lui fut associé. Quand on inventa la Haute montagne, il en fut exclu bien qu'avec lui on ait affaire au deuxième système montagneux le plus élevé de France !

Alors ce texte d'Olivier Domerg. Qui tourne autour du Manse, longuement, lentement, sans d'abord savoir par quel bout (de langue) le prendre. Ce texte qui souvent perd littéralement de vue son objet, pour le reprendre, énigmatique dans sa composition, pour l'écrire fragment après fragment. Une littérature de fragments... Sans doute parce que face au massif il fallait autre chose que la claire vision alpine. Inventer une autre forme, chaotique jusque dans son axiologie. Pour tenter de dire ce qui jusque là n'a su l'être. La langue souvent défaite. Pour un peu, on évoquerait encore Cézanne écrivant au bon monsieur Bernard : «Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai». Rien d'étonnant à ce que le motif manséen s'offre alors en discontinuités, coutures, manquements, reprises. Le texte de Domerg s'étoffe en cette tentative désespérée de décrire un objet qui ne fait pas facilement corps, et qui en outre ne le fait pas longtemps, soumis qu'il semble l'être à la temporalité : dans le jour qui décline ou parfois ne se lève jamais, comment en saisir la présence ? Que peut la prose face à l'idiotie du réel ?

 

Olivier Domerg, Le Manscrit, Le Corridor bleu éditions, coll. S!ng, avril 2021, 232 pages, 18 euros, ean : 9782914033886.

Photo : Olivier Domerg, photographié par Brigitte Palaggi.

Tracé GPS Puy de Manse.

Muriel Sanchez, « Le massif des Écrins, représentations et valorisation d’une haute montagne alpine », Géoconfluences, novembre 2017.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/les-nouvelles-dynamiques-du-tourisme-dans-le-monde/corpus-documentaire/ecrins-representations

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28 janvier 2022 5 28 /01 /janvier /2022 16:48

Jeanne Benameur, écrit son éditeur, interroge. La société. Et questionne. La liberté humaine. A ceci près que de son propre aveu, « la conscience est pauvre », écrit-elle d'emblée. Et que cette pauvreté délimite un tout petit périmètre de révélations. Voilà de quoi nous guider dans sa lecture, tant « le regard bute sur le monde ». Bute... C'est-à-dire qu'il s'y cogne : le réel est idiot, prennent plaisir à dire les physiciens. Il ne parle pas. Ne dit rien. Ne nous dit rien. Et l'on bute chaque fois sur, contre ce monde. On bute... C'est dire aussi que le regard s'y épanche d'une certaine manière, à force de s'y cogner.

Elles sont deux, les demeurées, puisque le vocable est au pluriel. La mère, La Varienne, et la fille, Luce. Abruties. Enfin... Mais non, prenons au mot ce pluriel. Elles sont deux et la lumière leur manque. Les « Lumières », oserai-je, tant la métaphore est filée et s'adosse, dans l'usage qu'en fait Jeanne Benameur, à ce que les Lumières entendaient par n'être point demeuré. Relisez le Kant du Qu'est-ce que les Lumières ?, vous verrez bien à quoi s'adosse cette lumière-là et ce qu'elle éclaire.

Et c'est bien là ce qui trouble, que nos demeurées, dont l'une au final ne le sera pas tant que cela, pour les besoins de la cause littéraire sans doute, que nos demeurées quoi qu'il en soit, ne puissent s'éclairer qu'à partir de ce manque de lumière qui les efface, les fond dans leur nuit, les fait littéralement disparaître de notre champ de connaissances. Mais ce manque où s'enracine le récit ne serait-il pas qu'une fiction, la nôtre, celle des gens éclairés qui regardent avec compassion sinon mépris, ceux qui sont dépourvus de lumières ? Que manque-t-il, au juste, à ceux qui en sont dépourvus ? De « joindre », répond Jeanne Benameur, quand elle examine ses personnages. Joindre ? Préférons relier, qui s'enracine dans une tradition qui fait drôlement sens entre « nous » : celle du re-ligare balisant et la dévotion religieuse du joindre (les mains?), et la question du lien social.

De ses demeurées, Jeanne Benameur écrit qu'elles sont « disjointes du monde ». Mais de quel monde encore une fois ? A moins qu'il ne faille entendre, et je crois que je l'entendrai plus volontiers de cette oreille, derrière ce vocable, l'effroi dans lequel des milliards d'être humains sont jetés à ne pouvoir joindre les deux bouts. Et ici, il faut vraiment comprendre que ces bouts que l'on ne parvient pas à joindre ouvrent à la clôture mentale au-delà de la misère économique, partout et en tous temps. Mais Jeanne Benameur n'ira pas, dans son récit, jusqu'à ce bout là d'éclaircissement.

Dis-jointes donc. Or à ce jeu des Lumières, on entrevoit tout le cynisme de la gradation qui de joint en joint, déploie la palette du mépris envers ceux dont le capital symbolique ne sera jamais assez suffisant pour les admettre au rang des élites éclairées. A ce stade, nous sommes chacun susceptible d'être le demeuré d'un mieux éclairé. Quid alors de ce jeu de Lumières ?

« Une lourdeur opaque », rajoute Jeanne Benameur, occupe leur crâne. Pas la moindre étincelle ne peut percer les ténèbres qui s'y sont installées. L'idiot du village n'est plus ce simple à qui appartient le royaume des cieux, il n'est qu'un abruti, c'est du moins ce que l'on pense dans le village où vivent ces deux femmes et non Jeanne Benameur, ces deux femmes dont l'une, la plus jeune, n'est pas si demeurée que cela -je l'ai écrit déjà.

Les Lumières jusqu'à nous n'affirmaient pas autre chose, qui ont fini par faire de l'usage des mots et de la raison le critère d'appartenance à la race humaine. Jeanne Benameur questionne finalement, à l'inverse de ce que son éditeur affirme, la liberté humaine à l'aulne des valeurs des Lumières, c'est-à-dire dans un minuscule périmètre de ce que vivre humainement veut dire, bien que son roman soit écrit pour élargir ce périmètre. Répétons tout de même que si le réel est idiot, celui de la société humaine ne l'est pas moins : est-ce donc dans ce seul périmètre que doit reposer le sens de la vie ?

Jeanne Benameur va plus loin encore dans l'étrécissement de leur conscience de demeurées : « aucune image ne s'éploie jamais » dans leur crâne. Ne « s'éploie » ? On mesure, en effet, à quelle distance l'auteure les tient, avec son pronominal où sourd le bon usage de notre chère langue française. Jamais elles n'entendront ce bruit sourd des ailes de l'aigle de Green (journal 1928-34, p, 265) « qui s'éployaient soudain comme d'immenses éventails ». Si abruties donc, qu'aucune image n'y vient fleurir sa poésie. Vraiment ? Ne sait-on donc jamais, du côté des idiots, déplier des images mentales ? Ne s'y représente-t-on donc rien, absolument ? Leur monde est-il vraiment aussi « opaque » que l'affirme Jeanne Benameur ? Et seul le nôtre serait assez éployé pour faire monde, grâce aux mots ? Pourtant la main tient la louche dans la cuisine, au-dessus du feu. Pourtant la mère court à la fenêtre derrière laquelle se presse un monde hostile, pour faire barrage de sa présence. Pourtant, pourtant... Quelles connaissances et quelles représentations du monde leur a-t-il fallu construire pour que « leur » usage de ce monde fût possible ? « Rien ne les relie », affirme Jeanne Benameur. « L'abruti n'a rien ». Mais... Ne vaudrait-il pas mieux dénombrer ce que l'être éclairé « a » pour savoir où en arrêter le compte et se tourner chacun vers soi pour en interroger la validité ? A partir de quoi, de quand, de qui, arrêter ce décompte pour s'assurer de la pleine possession de soi sur le monde ?

Bien que prétendant s'atteler à de telles questions, le roman n'y résonnent guère.

La métaphore de la lumière, des Lumières ai-je dit, continue d'être filée de page en page. Pas d'étincelle dans les yeux de La Varienne (la mère) : le feu est du côté de la cuisinière. Luce, sa fille, néanmoins, en est pleine, elle, d'étincelles, elle qui ne cesse d'observer, de scruter, de soupeser. Soit le projet même des Lumières. Alors pourquoi l'associer au pluriel des demeurées ?

Aux yeux de Luce, « l'objet est un théâtre à lui seul »... Que d'images d'un coup ! Mais sans doute Luce n'a-t-elle surgi sous la plume de Jeanne Benameur que pour mettre de la lumière dans la vie de La Varienne. Et dans nos cœurs de lecteurs. Surtout dans nos cœurs en fait. J'y reviendrai. Avançons simplement que le point de vue est construit depuis ces valeurs des Lumières, incapables de comprendre la part d'ombre qui campe dans la clarté de leurs raisons.

 

La Varienne tremble. On se rappelle qu'elle ne sait pas rêver, et que nous lisons une fiction romanesque : c'est à nous de rêver à sa place...

La Varienne tremble devant le savoir, les devoirs de sa fille Luce, comme l'intrusion de ce monde qui les a repoussées et dont elle s'est éloignée. Apeurée. Luce, Lucia en latin, lumière, on l'a compris, est ce point de bascule d'où surgira et notre affection pour le récit, et la lumière pour notre monde. C'est là où l'auteure voulait nous mener. Rappelez-vous : Jeanne Benameur questionne, interroge.

Luce est notre ligne de fuite. A prendre au sens propre : la fiction ? Une consolation... Pas entièrement demeurée Luce, nécessairement : la cause littéraire... Jeanne Benameur a choisi un compromis, ne parvenant pas totalement à appréhender l'obscurité de l'idiotie à travers la lorgnette des Lumières.

A l'école, Luce fuit les paroles de l'institutrice. Une menace pour son monde, son petit monde familial. Un dilemme, qui la met en péril : comment aller au devant de cette lumière si elle ne peut y mener sa mère ? Elle ne peut être à l'école. Tout l'en exclue. Ce que Madame Solange, l'institutrice, finira par comprendre. Qu'est-ce qu'enseigner ? Qu'est-ce qu'instruire ? A cette question, Montaigne répondait qu'instruire, « c'est allumer des feux ». Pas des Lumières. Des feux. De tout bois. Mais ça, Madame Solange ne sait pas faire. A l'école, on n'allume pas des feux, on les éteint plutôt. La froide clarté de la raison s'en charge.

Luce reste ainsi obstinément ignorante. Ce que Madame Solange ne peut accepter. Car elle, c'est une hussarde de la République, et elle ira jusqu'au sacrifice pour sauver Luce. Mais de quoi ?

Luce sait écrire, mais ne veut pas. On voit ici se déployer une autre métaphore du récit, celle du savoir. Un savoir « obligatoire ». Mais quel savoir ? Celui dont on voit bien que la fille se défie, c'est le savoir qui prend place sur « l'obscur du tableau » noir de la salle de classe. Jeanne Benameur n'ira guère plus loin dans son élucidation.

Un jour Luce tombe malade. Sa mère si demeurée soit-elle saura, par son chant, un simple chant de mère, la ramener à la vie. On apprend du reste que La Varienne soigne dans le village, qu'elle a la connaissance des remèdes naturels. Passons. Luce ne va donc plus à l'école. Madame Solange en est très affectée. C'est toute sa vocation qui s'en trouve malmenée. Le tourment de Solange... C'est cela qu'il faudrait creuser dans un second volume, que Jeanne Benameur n'approfondit pas : elle nous livre une fable. C'est son horizon. Et aussi un peu, celui des préjugés qu'elle nous invite à combattre, nous encourageant à regarder d'un autre œil ceux que l'on appelle les idiots du village. Mais sous quel angle ? Ça, elle ne l'interroge guère.

Solange « écrit à son vieux Maître d'école. Qu'est-ce que le savoir, lui demande-t-elle. « Une joie », répond-il. Soudain le tableau « scintille ». La lumière se fait jour dans la tête de Solange. Bon sang mais c'est bien sûr, il fallait faire autrement. Mais Solange ne savait pas comment. Alors elle s'enfonce dans une sorte d'hébétude. Elle vit seule, les demeurées lui paraissent enfermées. C'est cette équation qu'elle ne parvient pas à résoudre : elle, seule, elles, enfermées... Sinon que d'un coup, elle comprend que ce que l'on ne pouvait disjoindre entre ces deux femmes, cette plénitude, personne ne saurait l'expliquer. Un éblouissement. Car ces deux femmes vivent « une connaissance que personne ne peut approcher », comblée par cette plénitude dans leur maison. Or, elle, l'institutrice, n'a rien en partage, sinon un savoir qui ne lui a rien appris.

Luce, elle, va découvrir par hasard la broderie. L'auteure change de régime métaphorique : c'est le silence qui va se substituer aux Lumières. Et dans ce silence, les mots vont arriver. L'abécédaire tout d'abord, que Luce brode avec soin. Elle finira par broder un mouchoir de batiste, qu'elle offrira à Solange, qui erre dans les rues du village, coupée de toute réalité. Cette dernière en mourra. Et c'est sa mort qui fera entrer définitivement les mots dans la vie de Luce, qui n'arrêtera plus d'apprendre.

 

Il y a là un double renversement. D'abord Luce retourne à l'école, ensuite, Jeanne Benameur, en faisant mourir Solange, occupe sa place : l'écrivain prend le pas sur le professeur, et fonde dans le sacrifice du professeur la possibilité de la poésie, qui n'est résolument pas du côté du savoir. Mais cette poésie, c'est celle d'une fable. Celle que « contient » ce livre. Nous qui vivons de mots, que pouvions-nous espérer ?

Nous ne sommes pas du côté de ceux qui ne savent rien, ni du côté de ceux qui ne savent éprouver la poésie des mots. Et contrairement à ce qu'écrit Jeanne Benameur, et qui nous réconforte comme une réconciliation prématurée, j'affirmerais volontiers que les mots ne vivent pas dans le monde : ils vivent dans notre monde. Dans d'autres mondes, ils sont des obstacles.

En faisant mourir le savoir, Jeanne Benameur ouvre à la poésie. Mais je ne sais pas si les demeurées y ont gagné au change. De la mère il ne sera plus question, renvoyée à son abrutissement, quantifiable pourtant. Et nous ne comprendrons pas mieux les simples d'esprit, sinon que dans cette fable, leur rédemption est celle de l'abécédaire. Une réconciliation de hâte qui ouvre à l'acceptation, comment dit-on ? De leurs différences ? Quant aux raisons de cette différence... De quel côté chercher ?

Là où ça ne dit rien...

 

Les Demeurées, de Jeanne Benameur, Folio Gallimard, réédition août 2021, 82 pages, ean : 9782070421961.

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18 juin 2019 2 18 /06 /juin /2019 09:21

XIIIème millénaire après J.-C. Trantor, la planète capitale, contrôle les 25 millions de planètes habitées de la galaxie. Sur Trantor, le mathématicien Hari Seldon a inventé une nouvelle science : la psychohistoire, qui permet de prédire mathématiquement l'évolution de la société et des groupes humains qui la composent. Or le modèle mis au point prévoit le déclin de l’Empire et la destruction de Trantor d’ici cinq siècles. Le modèle prédit également qu’à ce déclin succédera une longue période d’anarchie qui durera trente mille ans, avant que de ces décombres ne puisse surgir un nouvel empire. Mais bien que le modèle soit formel, il est possible d’y introduire une variable qui réduirait le temps du chaos à mille ans. Pour cela, il faudrait créer une Fondation capable de capter la totalité des connaissances humaines au sein d’un algorithme tout puissant qui enfanterait notre nouvel avenir. Une forte opposition se fait jour contre le projet. Seldon réussit pourtant à installer sa Fondation sur Terminus, une planète en bordure de la galaxie. Officiellement, elle ne fait que collecter toutes les données de l’humanité. Dans la réalité, Seldon mène seul son projet de mathématiser l’espèce humaine et son environnement pour définir les conditions d’un Vivre ensemble raisonnable...

Suite de nouvelles plutôt que roman, ce premier volume est ahurissant. Chaque nouvelle excipe un moment de la Fondation, architecturant l’ensemble sur un modèle historiographique. Chaque moment est la révélation d’enjeux qui pourraient au fond bien être les nôtres : qu’espérer, raisonnablement, de la meilleure société réalisable ? Les questions que posent Asimov, les réponses qu’il dessine, ne sont pas sans rappeler l’horizon algorithmique dans lequel, déjà, nous précipitent «nos» dirigeants. Seldon mathématise ainsi la sociologie, moins pour construire le meilleur des mondes possibles, que pour tracer des limites à l’action humaine. Une sorte de théorie des systèmes poussée à son comble, où définitivement, la variable humaine n’entrerait que subsumée sous des impératifs abstraits. Tout se passe comme si, par exemple, l’idée de Liberté était trop sérieuse pour la confier aux seuls humains. Tout se passe comme si seul un modèle mathématique pouvait nous en donner justice… Et curieusement, c’est sous la forme d’un dialogue que l’intrigue se joue. On songe ici au dialogue socratique, qui ne serait malheureusement plus réduit qu’à une sophistique de domination. Ce genre de dialogue au fond qui aura traversé le Grand Débat de Macron, concluant avant d’entendre, enfermant à l’avance la pensée dans son linceul sophiste…

Figure emblématique de la science-fiction, Isaac Asimov (1920-1992) s’est imposé comme l’un des plus grands écrivains du genre, capable d’en inventer les codes, mais peut-être surtout, et de par sa formation, l’un des premiers à faire du raisonnement scientifique un objet littéraire, une structure du récit romanesque, symptôme du basculement de la pensée contemporaine dans l’illusion statistique. Car ce que met à nue la science-fiction, telle que déployée par Asimov, n’est rien moins que l’idéologie de la focalisation statistique, subsumant la richesse sous le nombre. La gouvernance mathématique qui ordonne la logique du récit et prétend orienter le devenir des sociétés humaines, fonctionne comme auto-justification des intérêts de la société marchande, d’où la revendication sociale, symptôme de l’autodétermination humaine, doit être exclue. Cette autotélie du raisonnement mathématique, qui a fini par devenir le canon de la pensée économique, n’a que faire de la variable humaine dont il faut à tout prix réduire l’incertitude, pour en faire une simple variable d’ajustement. Mais Asimov ne s’en contente pas. Même si le raisonnement scientifique le fascine. Au fond, il nous tend son miroir déformé pour mieux nous interroger. La machine fictionnelle du récit ouvre au questionnement des modèles scientifiques. A quelle fin recherche-t-on à tout prix à rendre ces modèles partout dominants ? N’est-il pas tant de nous interroger sur la légitimité politique du savant ?

L’interprétation qu’en donne Stéphane Ronchewski est magistrale, de retenue, de malignité, se jouant du suspens qu’il distille à tout moment pour faire avancer le dialogue en se jouant de son interlocuteur, ironique et surplombant l’histoire comme la science aime à surplomber nos réactions.

Fondation I, Isaac Asimov, lu par Stéphane Ronchewski, traduit par Jean Rosenthal, 13 mars 2019, Audiolib, éditeur d'origine : Denoël, durée d'écoute : 9h49, 1 CD MP3, 19.90 euros, ean : 9782367628431.

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3 avril 2019 3 03 /04 /avril /2019 06:16

Un hommage. Exercice toujours périlleux quand il s‘agit de Beckett, qui a le don de vous renvoyer à votre propre bêtise… Beaucoup d’embarras donc pour commencer, sinon  de fatras. Beaucoup de maladresse, Crépu K.O. avant même de monter sur le ring du fameux 27 juillet 82, tournant autour, tardant, repoussant à plus tard le récit de ce fameux rendez-vous. Rencontrer Beckett ! A l’époque, moins Beckett en fait que l’homme qui avait vu Joyce, qui lui avait parlé, qui l’avait côtoyé… Joyce donc en 82, Beckett en accessoire. L’immense Beckett. Beckett qui jeune, se voyait bien secrétaire de Joyce. Après tout, il avait tout vu, tout lu. Beckett si impressionnant. Crépu se rappelle Godot et ce qu’en écrivait Anouilh : « Les pensées de Pascal jouées par les Fratellini ». C’est ça, oui, tout à fait ça. Beckett si cultivé, annotant Goethe, Dante, son interlocuteur. Beckett croisant Sartre à Paris dans l’escalier de Normal’Sup. Il ne signera pas l’Appel des 121. Ne fera pas le déplacement pour le Nobel. Sans bruit. Sans raison. Préférant voyager à vélo par monts et par vaux, traversant la France à vélo. Crépu se rappelle, sort de sa poche cette photo des éditions de Minuit où l’on voit Beckett s’ennuyer drôlement. Beckett racontant Lucia Joyce, qui était un peu amoureuse de lui. Et Ussy, sa maison de campagne, que fréquentaient Jasper Johns et Bram Van Velde. Tout de même : Beckett résistant pendant la guerre. Sans bruit. Seulement bon qu’à écrire, comme il devait l’avouer plus d’une fois. Mais quelle écriture ! En 1953, on joue Godot au théâtre. Un choc, ce charabia ! On connaît un film de lui, et puis des pièces de plus en plus courtes. « Est-ce que quelqu’un est au courant de la marche à suivre ? »… Comment vivre ?... « Non, ça n’a pas l’air »… Alors son œuvre, ce «quand même» décisif et ce qu’il nous reste d’ébahissement devant. Tout. Crépu nous livre peu à peu, au-delà de son émotion, l’interminable Beckett. On n’en a jamais fini avec lui, même s’il nous avoue qu’un jour, il a cessé de le lire. Beckett, ses phrases si brèves. Ouvragées. Rien de messianique et cependant… Non. L’Histoire ? On ne sait pas pourquoi. A l’image de Molloy qui doit voir sa mère et ne sait pas pourquoi. Reste son langage, inouï. Qui ne cesse de toucher au plus juste de ce que le langage permet. D’échouer. Échouer… la grande affaire de l’humanité. Naufragée, abordant pourtant toujours en quelque contrée inconnue, comme Crépu après toutes ces années, s’essayant à nous parler de Beckett. Échouant à son tour semble-t-il : «Beckett n’a pas trouvé son lecteur magistral». Vraiment ? Ni en France ni nulle part ailleurs ? Rien. Beckett indemne, toujours, résistant à toute interprétation. Alors finalement, comment était ce 27 juillet 82 ? Pinget avait conseillé à Crépu d’écrire à Beckett. Courtois, bienveillant, Crépu avait été fasciné par son regard si doux, si bienveillant. Le prétexte, c’était un mémoire universitaire, que Crépu n’écrira pas du reste. Lire, seul, le retenait déjà. Donc Beckett, en chair et en os, au PLM Saint-Jacques. Crépu nous en livre très peu, magnifiquement. Pour nous parler ensuite de son père. Comment c’est, le sommet de la littérature ?... Seule la littérature est une chance unique. Que les héros de Beckett ont saisie, bien qu'ils ne soient que des rescapés. Comme nous tous.

Beckett, 27 juillet 1982, Michel Crépu, édition Arléa, mars 2019, 16 euros, 86 pages, ean : 9782363081810.

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