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14 janvier 2012 6 14 /01 /janvier /2012 06:11

voyelles.jpgLes sciences humaines ont ainsi arraché Proust au silence, à l’indifférence, voire au mépris ou l’hostilité qui entouraient son œuvre jusque là.
De 45 à 70 en effet, leur montée en puissance (sous la poussée du paradigme linguistique), n’a cessé d’accompagner la découverte ou la redécouverte d’œuvres dites ensuite majeures, l’accord autour de leur notoriété prouvant en retour le bien-fondé du procédé interprétatif mis en place.
Au point qu’il est permis de se poser la question de savoir si, au fond, cette montée en puissance ne visait pas d’abord à affirmer un objet nouveau -celui de l’intellectuel français et de ses lieux de vénération : dans la librairie française, le rayon noble est désormais celui des sciences humaines (et non plus celui de la poésie)…
La réception de l’œuvre de Proust, quant à elle, aura été en fait à géométrie variable, même après sa sanctification par les sciences humaines. Tout comme celle d’autres œuvres saisies dans cette période et subissant les mêmes réductions, ainsi de celle de Gombrowicz.
La question de fond reste donc aujourd’hui entière : comment lit-on une œuvre littéraire ? Qu’est-ce qui est lu dans un roman ? Voire : c’est quoi, le lisible d’un texte ? Quand donc un livre doit-il nous tomber des mains ? Et quant à l'oeuvre de Proust, on peut aussi s'interroger sur ce Proust deleuzien qui n'est peut-être plus celui de la madeleine, voire du baiser volé à la mère. Mais en définitive, pourquoi ne tenterions-nous pas, aujourd’hui, d’établir des relations de significations entre toutes les séries possibles de réception d’une œuvre littéraire ?
joël jégouzo--.

Images : manuscrit de Rimbaud, Voyelles…

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13 janvier 2012 5 13 /01 /janvier /2012 06:20

Painter.jpgEn 1959 paraît en Angleterre la première biographie exigente, fondée, argumentée, de Proust, signée de Painter.
L’ouvrage ne sera traduit en France qu’en 1966.
Le texte est capital, car il pose la pierre angulaire de la transfiguration de l’auteur, qui va permettre sa réception dans les nouveaux milieux intellectuels français alors en vogue.
L’écho est immédiat : Barthes écrit sur Proust, rendant possible la récupération de l’auteur par l’intelligentsia de gauche, via le filtre des sciences humaines, psychanalyse en tête et structuralisme à l’appui pour verrouiller le discours.
Proust devient alors un objet savant, l’affaire des érudits, sans que nul ne prête attention à l’ironie d’une sanctification orchestrée à l’âge de la société consommation, au fond confortée par cette disponibilité proustienne au loisir de soi…
proust-deleuze.gifDès 1962, l’œuvre est consacrée par l’étude que Deleuze lui accorde - Proust et les signes. C’est le grand tournant de sa réception et le vrai début de sa canonisation… Avec l’entrée en scène de Deleuze, les études proustiennes vont connaître un essor sans précédent. Revel aura beau tenter une sorte de contre-Deleuze pour arrimer Proust à un autre univers intellectuel, son Sur Proust proférant par trop trivialement, aux yeux de l’intelligentsia dominante, que Proust n’est pas le grand écrivain de l’intériorité mais celui de l’extériorité, rien n’y fait : lire Proust, c’est l’élever dans l’assomption des signes qu'il faut interpréter pour appréhender le monde qu’il a reconstruit. C’est-à-dire explorer, selon la belle formule deleuzienne, les différents mondes de signes qui s’affrontent dans La Recherche.
L’œuvre de Proust n’a ainsi plus grand chose à voir avec un travail de la mémoire, ou plutôt, elle fait son affaire du travail que revêt le sens du terme a-léthèia des grecs anciens (le Léthè est le fleuve de l’oubli), agglutinant la Réalité à la recherche de la Vérité (a-léthèia désigne les deux champs), tâche, précisément, du philosophe tels que les grecs l’entrevoyaient. Une fonction qu’endosse avec talent Deleuze, qu’il active ici à travers son souci de La Recherche, le conduisant à l’interpréter comme une recherche construite sur la manipulation des signes et dont l’objet, encore une fois, n’est pas la reconstitution du passé, mais la compréhension du réel, établie sur la distinction du vrai et du faux.
Enfin, les années 70 verront dans le sillage de Deleuze les commémorations se multiplier à l’infini. Pour les seules années 71 et 72, pas moins de 600 publications voient le jour, dont celle, magistrale, de Tadié : Proust et le roman.
joël jégouzo--.

Proust et les Signes, de Gilles Deleuze, Presses Universitaires de France – PUF, nov. 2003, Coll. Quadrige Grands textes, 224 pages, 12,50 euros, ISBN-13: 978-2130539520

Marcel Proust , George D. Painter, éd. Tallandier, coll. Texto, mars 2008, coffret 2 volumes, 15 euros, isbn : 284734506X

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12 janvier 2012 4 12 /01 /janvier /2012 06:15

andrea-mantegna-saint-sebastien.jpgIl faudra attendre l'après 1945 pour que la France, et pas seulement sa prétendue élité intellectuelle, se mette à s’intéresser à cet auteur que les anglo-saxons portent aux nues.
Proust fait donc retour, mais il nous revient par des chemins de traverse : Illiers, où dès 47, la Société des Amis de Marcel Proust rachète la fameuse maison pour en faire un musée.
C’est le Proust de Combray que l’on célèbre alors. Or cette célébration formule une opération particulièrement intéressante dans la construction de l’imaginaire des Lettres françaises : celui de l’asservissement de la fiction à une pseudo réalité : celle de l’œuvre romanesque !
C’est, après Balzac, la seconde fois que la mémoire française opère à une telle supercherie : l’œuvre de Proust va modéliser la réalité. A Illiers, on reconstruit plutôt qu’on ne restaure, une maison telle que Proust l’a décrite dans son œuvre, non telle qu’il l’a vécue… Du coup, La Recherche devient une sorte de fonds biographique dans lequel puiser.
De 1955 à 1960, Combray devient donc le passage obligé, non seulement de la reconnaissance de l’œuvre, mais de sa fortune, en particulier dans les manuels scolaires. Mais c’est aussi la période du grand tournant de la réception de l’œuvre en France, qui s’opère sous la pression de l’admiration anglo-saxonne et la découverte des Cahiers et autres manuscrits. On publie alors Jean Santeuil (son premier roman), et le Contre Sainte Beuve, qui mettent fin à la légende d’une vie d’abord consacrée aux mondanités avant de s’être tournée vers l’écriture. Car ce que l’on découvre en effet, c’est que Proust écrivait depuis toujours, qu’il n’avait jamais cessé d’écrire, de modifier, remanier, réécrire des milliers de pages d’une œuvre foisonnante. Un tâcheron ! Un gratteur infatigable, opiniâtre, si bien que sa réception, en prenant acte, se voit contrainte de le placer dans une série nouvelle, un lignage pour le coup plus habituel, sinon très français, renvoyant à un thème littéraire enfin exploitable par la critique nationale : celui du salut par l’écriture que modélise, entres autres, La Nausée de Sartre. En mixant cette nouvelle lecture française avec les lectures anglo-saxonnes, la France «découvre» finalement en lui un critique de la mondanité et en fait une sorte de Proust célinien, l’homme d’une nouvelle critique sociale. Du coup, toute l’œuvre se voit réévaluée, ainsi que tous les aspects de la personnalité de son auteur. L’homosexualité de Proust par exemple, est cette fois mise en orbite autour de celle de Genêt, pour devenir pour le coup acceptable désormais -mais il est rvaiq ue l'époque a bien changé.
joël jégouzo--.

Image : Le Martyre de saint Sébastien, de Andrea Mantegna, 1456-1459, que l’on peut admirer au Musée du Louvre.

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11 janvier 2012 3 11 /01 /janvier /2012 06:46

1934Dans les années 30, les choses ne s’arrangèrent pas, surtout après la publication de la fameuse enquête d’Alfred Tarbes, qui visait à identifier le sentiment national au sein de la jeunesse française, pour mieux en affirmer l’idéologie, forcément nationaliste.

L’enquête paraîtra dans sa version intégrale en 39…

Alfred Tarbes et Henri Massis, les auteurs de cette grande manipulation d’opinion, de celles que l’Etat français aime à fabriquer de loin en loin, livrèrent leurs conclusions dans les colonnes du journal L’Opinion, qui avait très innocemment commandité l’affaire.
Ils dessinèrent alors le portrait d’une génération nationaliste, religieuse, sportive, et bien sûr très à droite. L’enquête deviendra l’épicentre d’une vague nationaliste qui submergera la France. Evidemment, les réponses publiées ne reflétaient que très acessoirement les réponses collectées : n’étaient retenues en gros que celles qui exaltaient le nationalisme français. On fabriqua ainsi de toute pièce une mentalité générationnelle qu’on offrit clé en main à une génération de jeunes intellectuels qui n’eurent plus ensuite d’autre liberté que d’y adhérer…

Dans ce contexte, Proust apparut comme un écrivain dévoyé, sinon dangereux. Massis n’hésita du reste pas à tirer le meilleur parti possible de cette situation en publiant en 36 un ouvrage intitulé Le Drame de Proust -qui n’aurait été autre à ses yeux que son homosexualité. Proust était malade, l’homosexualité une maladie (on a vu récemment un dirigeant politique français penser de même), restait à plaindre l’homme et à en détourner la jeunesse française.

De 1930 à 1939, la pauvreté de la critique proustienne en France est alors non seulement pitoyable, mais fait peur… Fort heureusement, le reste du monde le découvre. Proust est alors l’objet d’une reconnaissance étrangère : anglais et allemands en tête, de Spitzer à Beckett.

C’est qu’il vient d’être traduit en Angleterre, où il devient, tout comme aux Etats-Unis, le sujet de séminaires universitaires. Se met dès lors en place le schème d’une écriture proustienne venant clore le XIXème siècle.

En France, les critiques ne parviennent pas à publier leurs réflexions sur Proust. Albert Feuillerat devra ainsi y renoncer pour publier son Proust aux Etats-Unis (1935), et jusqu’en 45, les rares thèses françaises sur Proust ne permettront pas aux quelques thésards aventureux qui les soutiennent de faire carrière.—joël jégouzo--.

image : 1934, parade nazie à Nuremberg...

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10 janvier 2012 2 10 /01 /janvier /2012 06:10

nrf-1923---copie.jpgReprenons : dans les années 20, Gide n’aimait pas Proust, qui le lui rendait bien. Mais en 1920, la position de Gide était beaucoup plus en vue que la sienne. D’autant que dans le même temps, les Quatre « M » des Lettres françaises ne le prisaient guère non plus : Mauriac, Maurois, Montherlant, Morand.
Ajoutez que les surréalistes le détestaient (pour l’anecdote, le jeune André Breton corrigea les épreuves des textes de Proust chez Gallimard), que les existentialistes prirent le relais de cette détestation, Malraux en tête, puis Sartre, qui voyait en lui un romancier de la psychologie (dans Les Temps Modernes, Sartre affirmera que : «son œuvre continue de répandre le mythe de la nature humaine»), et qu’enfin la phénoménologie, alors en vogue dans les années 30, l’ignorait superbement...
Quant à Céline, s’il saluait volontiers l’intelligence du comique proustien et son sens de la dérision humaine, il l’abominait lui aussi tout aussi cordialement.
Bref, tous les courants de la littérature française des années 20/30 demeurèrent hostiles à Proust, malgré sa garde de fidèles : Gaston Gallimard et Rivière, qui lui consacra le premier numéro spécial de la NRF, en janvier 1923 (Proust est mort en novembre 22).
corresproustgallimard.jpgUn numéro spécial qui, évidemment, vit se bousculer les contributions, pas tant à cause de Proust qu’à cause de la gloriole d’une parution dans la prestigieuse revue (excepté Aragon, qui refusa d’y collaborer ; mais Aragon il est vrai, n’avait pas besoin d’y signer un article pour asseoir sa notoriété).
Le tout donna un curieux mélange où presque tous les auteurs (sauf Daudet) y allèrent de leurs pincettes de peur de se compromettre, soit à l'avoir par trop flagorné , soit au contraire de l'avoir mignoté.
Gaston Gallimard avait beau faire, Proust demeurait en France persona non grata. Gaston se mit alors en tête de publier un Proust convenable, découpé en morceaux choisis, comme un grand classique. Un Proust édulcoré parut, celui de Combray, celui des souvenirs d’enfance, bref, un Proust soigné et endimanché. Sans doute s’agissait-il alors de couper court à la réputation sulfureuse qui affectait l’œuvre après la publication d’Albertine disparue, le magistral coming out de Proust. Mais rien n’y fit : Proust passait pour un pédéraste mondain, les donneurs de leçon s’en donnaient à cœur joie : cet auteur était décidément infréquentable…
--joël jégouzo--.

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9 janvier 2012 1 09 /01 /janvier /2012 06:21

derniere_proust.jpgEn 1913, Un amour de Swann est tiré à 1750 exemplaires.
De 1913 à 2000, son tirage sera inférieur à 2 millions, tandis qu’A L’Ombre des jeunes filles en fleur connaîtra un tirage à peine supérieur au million d’exemplaires.
Par comparaison, L’Etranger de Camus connut un tirage pour le seul livre de poche supérieur à 7 millions d’exemplaires, soit autant que Le Petit prince.
Mieux : de 1919 à 1940, Swann ne sera pas édité à plus de 80 000 exemplaires…
Pour quelles raisons une si piètre diffusion et finalement, une si laborieuse reconnaissance en France, quand aujourd’hui on ne trouve personne pour contester la puissance de cette œuvre ?
Pour nombre de commentateurs, cela aura tenu en fin de compte au fait que Proust n’aurait avant tout guère proposé de vision sociale du monde à une intelligentsia en quête d’une offre sur le sujet, lui permettant de thématiser ses propres justifications sociales. L’œuvre aurait au contraire exhibé une classe sociale désuète, étalant des personnages qui ne travaillaient pas, excluant Dieu et toute transcendance, n’ouvrant aucune perspective sereine sur le plan de l’amour, et pour finir, exhibant un personnel beaucoup trop masculin. Une œuvre «fécondée», transcendée par aucun «civisme» pour conclure, dans un pays où le civisme se devait d’être une valeur, au moins pour les gens de Lettres –qui n’avaient certes pas nécessairement à l’être, mais devaient du moins le donner à lire…
Mais alors, comment expliquer ensuite sa montée en puissance dans l’imaginaire cultivé ?
En tentant de prouver que cet imaginaire ne puisait désormais plus aux fontaines du «civisme» ?
joël jégouzo--.

Image : manuscrit de la dernière page du temps retrouvé.

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23 novembre 2011 3 23 /11 /novembre /2011 06:08

surprise.jpgLa revue Tina s’est amusée à tenir les comptes du genre des contributions dans cette presse que naguère l’on aurait volontiers qualifiée de "progressiste", sinon d’"alternative". Et à tout le moins, ce que l’on peut dire, c’est que le compte n’y est pas… mais alors pas du tout ! Alors que le taux de féminisation dans l’ensemble des professions culturelles, en France, avoisine les 40% (chiffres de l’INSEE), et que dans la création littéraire ce taux frise les 46% (tandis qu’il n’est que de 33% dans la création artistique), Livre-Hebdo, l’organe spécialisé de l’édition et de la librairie française, n’offre qu’une couverture de 30% aux romans français écrits par des femmes…

Du côté des éditeurs, c’est pas mieux : chez Minuit, 20% des auteurs sont des femmes, 26% chez P.O.L., 30% chez Gallimard, 38% chez Albin Michel, Actes Sud, pour culminer à 40% chez Stock…

Mais avec la littérature contemporaine, on tombe des nues. Au Petit Palais par exemple, un colloque s’est tenu récemment pour évoquer les enjeux contemporains de la création littéraire. 9 femmes y étaient cordialement invitées, contre 24 hommes…

Du côté des revues, là, c’est l’immense désaffection, quand Agone (dans son numéro 45 par exemple), expose royalement 1 intervention féminine pour 11 interventions masculines… Ou quand Le Matricule des Anges, de 93 à 2011, n’aura publié in fine que 18 femmes, contre 112 hommes…

Le Monde bien évidemment ne fait pas mieux dans son supplément au festival d’Avignon, faisant la part belle à 51 hommes couvrant de leur voix quelques malheureuses 10 femmes convoquées là à la hâte…

Et quant à Rue 89, perpétuant une prétendue tradition intellectuelle gauchisante, son cabinet de lecture, dans sa sélection de rentrée littéraire, n’aura daigné chroniquer que 12 romans de femmes, contre 50 pour les hommes !

Certes, c’est prendre le numéro 8 de la revue Tina par le petit bout de la lorgnette, mais ces chiffres valent le détour et en disent long sur la capacité de cette presse à bien réaliser le monde dans lequel nous vivons ! --joël jégouzo--.

 

Tina 8, Gender surprise, TINA n° 8 / GENDER SURPRISE, revue de 224 pages, Format : 15 x 21 cm, 24 août 2011, 15 euros, isbn :978-2-915453-87-4

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10 novembre 2011 4 10 /11 /novembre /2011 06:44

guerre14-18-tirailleurs-algeriens-1e-reg-embarquement-1911.jpg"Soudain les bonhommes s’entretuent. Mohamed se lance dans l’assaut sans songer à rien, sans intention véritable, mû seulement par la terreur de l’ensevelissement quotidien. Partir. Fuir. Sortir. Juste sortir, courir, hurler, frapper sans savoir ni qui ni quoi sauter dans un trou quand la terre, déjà éventrée, s’éventre encore, s’écorcher sur les barbelés, ramper dans le goulot d’entonnoirs poissant de pisse et de sang, de poudre et hurler dans le vide ouvert par ce congé d’humanité, tandis qu’au loin les cieux s’embrasent et qu’aux lueurs rouges du monde agonisant se mêlent les eaux jaunes de sang et d’urine des bonshommes qui éclatent dans la boue comme des baudruches trop gonflées.

Quand le carnage prend fin, une vague somnolente de gaz moutarde descend paresseusement envelopper le champ de bataille. Les ailes écartées maculées de boue, les oiseaux rampent à leur tour sur le sol avant de s’y noyer. Toute la création tremble, agitée de saccades frénétiques. Le chien de l’escouade bave une salive fétide. Ce n’est pas tant le face à face avec la mort que Mohamed redoute, que les crispations spasmodiques du corps tétanisé, sidéré quand tombe le brouillard mortel, d’un corps qu’il sait stupide, incapable de trouver dans sa mémoire une trace quelconque d’une terreur comparable qui pourrait lui fournir l’appui d’une agonie décente. Pas le moindre petit bout de savoir pour s’arracher à ce cauchemar. Pas le moindre récit pour donner la mesure de ce que l’on vit : la solitude effarante de l’esprit répond à celle du corps, terré dans sa propre ignorance." Kamel Laghouat

 

Kamel Laghouat a vingt ans. A paraître, novembre 2011, éditions Turn THEORIE, Un tombeau pour 1323 algériens morts pour la France en 14-18.  (extraits)

images : cartes postales, embarquement des corps africains, 1911.

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13 avril 2011 3 13 /04 /avril /2011 12:15

Des-mules-et-des-hommesune-enfance-un-lieu.jpgEn tournant le dos au socialisme, il ne nous est resté en travers de la gorge qu’un mauvais avenir à déglutir, dont on mesure aujourd’hui combien chacun d’entre nous peine à l’avaler. Le communisme, la cause est entendue, n’aura débouché que sur le désarroi de masses flouées, la honte de leaders compromis ou la comédie du pouvoir, made in PS français. D’oublis en ajournements, nous avons fini par renoncer à construire une alternative au libéralisme économique. On a beaucoup écrit sur ces questions. Reste à explorer comment on en ressort, dans le champ romanesque par exemple, et pas n’importe lequel : celui du polar, qui fut en ces origines tellement soucieux de ces questions. De Mémoires d’un rouge aux Yeux de Lénine, des années de plomb au socialisme bougnat, ce qui se lit entre les lignes, c’est toujours, semble-t-il, un grand vide. Qu’est devenue la conscience politique ? Si le roman est —aussi—, le lieu où s’exprime, voire s’élabore une conscience du monde, ne doutons pas que le témoignage qu’il recèle n’en soit instructif. Prenez La Nausée, de Sartre. Un roman a priori aussi éloigné qu’il est possible de toute conscience politique. Soumettez-le à l’analyse sociologique : personnel de l’œuvre, lieux de l’action, etc. Vous y découvrirez une typologie des plus intéressantes, relevant du même populisme noir que l’univers de Céline. Même évacuée, voici donc qu’elle fait retour, cette conscience politique, comme inscrite en creux dans la trame romanesque. Qu’elle ne soit pas un objet littéraire affirmé importe peu : il subsiste toujours quelque chose du monde dans le romanesque. Ce qui importe, au fond, c’est d’en relever les traces. Une longue période vient de se clore, D’Howard Fast et ses Mémoires d’un Rouge témoignant de la fin de l’engagement politique prolétarien, à Cesare Battisti, ouvrant à quelque étrange déréliction, en passant par Les yeux de Lénine de Streiff, naturalisant la folie de Lénine, ou par le socialisme tribal d’un PS toujours à court d’histoire, ainsi que le décrit Serge Lesbre. Une longue période vient de se clore, marquée in fine par la thrillerisation du roman policier, toujours plus astucieux, rabotant toujours plus sa langue pour tourner au plus court, qu’il croit être un formel plus juste… Une longue période vient de se clore, qui voit émerger –trop peu encore- des écrivains qui savent prendre de nouveau en charge le romanesque et le politique (Adlène Meddi, La Prière du Maure, ou Atiq Rahimi, Maudit soir Dostoïevski, bien que dans des registres d’écriture différents, etc…). De ces écrivains qui savent faire autre chose que ficeler un roman. Reste à ouvrir une nouvelle période, que l’espoir articulerait, surgissant du seul vrai ailleurs qu’il nous soit utile d’explorer aujourd’hui : celui de cette France post-coloniale qui tarde à mobiliser son devenir… --joël  jégouzo--.

 

http://www.joel-jegouzo.com/article-memoires-d-un-rouge-de-howard-fast-50910184.html

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6 avril 2011 3 06 /04 /avril /2011 08:13

misereVG.jpgPrenons les choses autrement encore. Un théâtre parisien, il y a quelques années, a mis en scène les interviews qui constituaient le matériau de l’étude sociologique de Pierre Bourdieu, publiée sous le titre de : La misère du monde. Le dire rassemblé là était à bien des égards fascinant. Mais comment pouvait-il ouvrir aussi bien à l’élaboration scientifique que théâtrale ? Je me suis posé longtemps cette question, à laquelle j’ai cru trouvé pour réponse que c’était parce qu’un petit bruit l’animait. Bégaiements, ratages, reprises incessantes de paroles inaccomplies, maladroites, de mots instables abandonnés non sans difficulté au questionneur. Il y avait quelque chose dans les paroles recueillies, que le discours sociologique ne pouvait maintenir. Quelque chose qui s’était découvert dans ce processus de révélation, mais qu’il n’avait pu absorber dans les formes de sa rhétorique.

C’était un peu cela, m’entretenir avec les Lettres. Lire. Ecrire. Editer. Constructions baroques à la gloire d’un Autre que l’on ne sait jamais trop comment saisir et que les Lettres ne parviennent jamais à subsumer sous leur belle arrogance.

Les journées qui ont suivie, un livre de Dosto en main, Blanchot et quelques autres, je me suis demandé à quelle connaissance il me fallait rapporter cette parole tout de même confuse -le bruit que cela fait avec les bouches, le léger sifflement de la courbure des temps, l’humain empêtré dans son impossibilité à dire quoi que ce soit qui résiste à son incertitude… Et de raboter ici un grain trop rugueux et d’égaliser là : porter sans cesse secours au signe émis...

J’ai appris à raisonner pour me sortir de l’épouvante où vous plonge le spectacle littéraire, pariant sur le dévoilement d’une sorte de "bon endroit" du récit où nous nous retrouverions. Peut-être. Mais à vrai dire, nous ne parvenons jamais à savoir quelle mesure prendre –où nous retrouver. C’est peut-être au fond le plus heureux, cette constance des Lettres dans leur défaite, le flux incessant d’un verbe qui oblige à reprendre, sans cesse, sans parvenir jamais –à quoi donc, du reste ?

(Mais ne doutons pas un seul instant que tout cela n’appartienne déjà, ces signes que je relève, le balbutiement de ma pensée, toutes ces petites assurances contractées à la sauvette, à leur monde, même si je ne sais où raconter, d’avoir si longtemps cru que l’on pouvait penser sans dommage la littérature).

Qu’il faille porter sans cesse secours au signe émis, voilà le seul endroit. --joël jégouzo--.

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