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19 octobre 2012 5 19 /10 /octobre /2012 04:09

france-depardon.jpgLa France en tout petit. Format. Minuscule. De poche. Une France de poche revolver. En 420 reproductions photographiques commentées par Michel Lussault. Une France qui semble prendre ses origines du constat d’un désastre. La ferme des parents, ce qu’il en reste un beau matin, Raymond détournant alors une commande publique pour donner à voir ce désastre : La ferme du Garet, publié en 1995, en grand format cette fois. L’histoire d’une ferme disloquée donc. Sortie de l’Histoire si l’on veut.

La Corse ensuite, en noir et blanc, celle de l’intérieur, ruelles et places et quelques autres travaux non publiés jusqu’au jour du défi : photographier la France. Vite. Non pas les français, ni même au fond la France, mais une certaine image d’elle. Ses paysages, ses villages, à peine quelques photos traversées de présences humaines, beaucoup de platanes sur le bord inépuisable des routes françaises.

C’est quoi un paysage qui existerait de toute éternité sans les volontés qui l’ont façonné ? Un album, recueil de photos qui ne laissent pas de questionner. La France ? Certes, celle de Raymond Depardon. La nuance devrait faire sens, mais j’ai du mal, devant une telle autorité. La France de Raymond Depardon, donc. Peut-être après tout. Singulière. Sortie tout droit d’une mémoire douloureuse, mais comme poussée hors de l’Histoire. Dans un autre champ de cette mémoire de la France rurale.

Existerait-il donc une géographie pérenne du paysage français ?…

Depardon affirme être passé, délibérément, au-dessus des spécificités régionales pour dégager une unité du sol français… Quelle unité ? «Celle de notre histoire quotidienne commune », dit-il. Vraiment ? Tous ces clochers, ces platanes, ces routes sinueuses… Quelle idée de la France éternelle, unanime, immuable, rendue prétendument à sa vraie unité ?… Depardon dit s’être confronté à cette France souveraine… Pas d’autoroute. De supermarché. De cité, de villes, d'agglomérations urbaines. «La France de Raymond Depardon est peuplée de lieux-personnages », affirme Michel Lussault. On voit bien, oui, ces mairies-écoles d’un autre âge. Les effigies d’une République d’antan. La ruralité assujettie, à mes yeux, à un bien troublant ordre esthétique… La France de Raymond Depardon, décidément. La sienne. Sans aucun doute. Ou bien..., oui, peut-être bien : la France délaissée, la France des délaissés, qui sauve le geste, en resttitue l'intention, pas toujours perceptible.

 

 

La France de Raymond Depardon et Michel Lussault, éd. : Pointdeux, coll. PNT2, sept. 2012, 520 pages, 15 euros, ean : 978-2363941077.

 

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10 octobre 2012 3 10 /10 /octobre /2012 04:37

bashoEntretien avec Ryozo Hiyama, chercheur, linguiste, sociologue, diplômé de l’université de Kéio et de l’EHESS,  ancien élève de Susumu Ohno, spécialiste de littérature japonaise médiévale.

 

 

Joël Jégouzo : Comment thématiser la question du voyage à partir de l’expérience japonaise ?

Ryozo Hiyama : D’un côté il y aurait le voyage comme la recherche de son image dans un pays lointain, inconnu, qui n’est effectué bien souvent que pour confirmer cette image, et de l’autre, loin d’elle, la confrontation avec une réalité qui n’a pas encore d’image. Ce qui implique l’idée du chemin qu’on parcourt. En japonais il existe un mot pour cela : Tao Michi, qui signifie le chemin, mais comme lieu. Pour l’occident, le chemin n’est pas un lieu, mais le moyen d’aller d’un lieu à un autre. Différence énorme, puisque le moyen devient but au Japon. Du coup, ce qui importe, c’est de savoir comment marcher. Arriver à sa destination n’est pas important : le voyageur japonais ne marche pas droit, il zigzague : il vit le chemin.

 

jJ : Comment ?

Ryozo Hiyama : Matsuo Basho, poète «itinérant» du XVIIe siècle, voyageait pour écrire. Il pratiquait une poésie faite en groupe : le Maître commence, des disciples développent un thème proposé, le Maître poursuit en le changeant… Basho partait sur des sites connus et proposait d’affronter leur aura. Il construisait une tension entre cette image et ce qu’il vivait à ce moment, comme Autre de la temporalité. Basho a ainsi perçu l’infini autrement que Pascal ... C’est cela, le voyage : non seulement un déplacement dans un espace historique, mais une temporalité surgissant de côté. C’est quelque chose d’essentiel, ce rapport entre conscience de l’historicité et poids du moment du déplacement.

 

jJ : Vous établissez un rapport très net entre voyage et image…

Ryozo Hiyama : C’est à travers l’image que tout commence. L’image relie le connu à l’inconnu. Mais cette liaison se fait dans un clair-obscur. Ce n’est pas tout à fait clair parce qu’on ne connaît pas le lieu où l’on va, ni tout à fait obscur parce que sinon, on n’irait pas ! Entre l’image et le voyage il y a ainsi un certain isomorphisme, longtemps rejeté par la pensée occidentale.

 

jJ : L’occident n’aurait fait que projeter ses images sur des lieux visités ?

Ryozo Hiyama : La modernité a deux aspects : elle cherche la clarté et découvre le clair-obscur. Qu’elle réserve aussitôt à la poésie. Au XVIIIe siècle, Hiroshige a dessiné Eido, la cité de Tokyo. Le tourisme est devenu une passion japonaise à la même période. Hiroshige dessinait chaque quartier dans une sorte d’itinéraire touristique. Ce qui m’intéresse là, c’est qu’on assiste à la construction d’un point de vue, mais dans la liberté de ce que l’on voit. En occident on construit le concept de ce qu’il faut voir, au Japon, on façonne la perception. C’est une grande différence ! On indique dans le point de vue un cheminement possible du voir, mais pas ce que l’on voit. La mise en valeur de la perception au Japon ne pouvait que s’accompagner de la valorisation du voyage. En occident la question de la perception a été laissée dans la nature. En réalité, la perception est d’abord culturelle. Elle est à la fois culturelle et primitive. C’est cela que les japonais ont inventé : les techniques de perception, le faire percevoir comme on veut.

 

Ki no Tsurayuki 2jJ : Le voyage est-il le vrai lieu de l’image ou de la littérature ?

Ryozo Hiyama : Il existe une littérature écrite en langue Kana, système japonais basé sur 50 syllabes phonétiques, qui s’est développée très tôt à côté du système chinois, intégré comme écriture du pouvoir et des hommes. Or le premier texte écrit en Kana est un récit de voyage. Ecrit au Xe siècle par Kino Tsurayuki, il l’a été sous un pseudonyme de femme : les femmes n’avaient pas le droit d’écrire dans l’idéogramme chinois. Cette écriture a donc trouvé l’une de ses premières grandes expressions dans le récit de voyage d’un homme déguisé en femme… Certes, avant l’écriture "kana", le recueil de Manyôshû,  compilé au début du VIIIe siècle, évoquait déjà le voyage. Mais associé à la privation : «J'ai laissé ma femme chez moi /  abaissez la montagne / car je veux voir ma femme».

 

jJ : Mais pourquoi justement un récit de voyage ?

Ryozo Hiyama : Dans ce type de récit, la question de la perception est au centre. Il n’y a pas de conceptualisation : Tsurayuki ne fait pas œuvre de géographe, il s’inscrit dans la perception du moment. On ne peut construire le concept tant qu’on est en contact avec l’inconnu. Car cet inconnu n’entre pas dans le système du concept, qui se construit dans la familiarité, donc dans l’après-coup du retour. À l'époque où Tsurayuki écrit son journal de voyage, qui décrit le retour à la capitale Heian (Kyoto), une autre œuvre littéraire liée au voyage fut écrite, en kana aussi, vers 905 : "le conte d'Isé". Son héros, Ariwara Narihira, issu de la famille impériale, est écarté du pouvoir. Son voyage commence ainsi : «Il était une fois un homme qui avait décidé de partir en voyage vers l'Est, loin de la capitale, considérant son existence comme inutile.»  Il met en scène le paradoxe de la distance : plus il s'éloigne de la capitale, plus est présente son image. Présence imagée produite par l'absence du réel. Ce décalage entre distances objectives et subjectives n'est-il pas à la fois le propre de l'image et celui du voyage ?

 

jJ : Et le lien avec la littérature ?

Ryozo Hiyama : C'est aussi sans doute ce paradoxe qui nourrit la littérature japonaise. Il s'agit toujours de privation, le fond nostalgique du voyage est inchangé. Mais à l'époque de Manyôshû, l'absence restait absence, alors que chez Narihira, l'absence est présence sur un mode imaginaire. Notre héros compose d'ailleurs le poème d'un amour avorté : "La lune se cache : le printemps n'est plus le printemps d'autrefois, alors que moi, je reste inchangé." Mais le moi de Narihara est-il réel ? N'a-t-il pas inventé le moi inchangé en image ? Ce paradoxe fut reconfiguré au XVIIe siècle par Bashô, qui introduit le quotidien et l'historicité dans le voyage, pour inventer un autre paradoxe : l'éternel dans l'éphémère du quotidien. Le voyage devient la vie : la richesse comme effet de la privation. Or une nouvelle image du voyage est introduite au XVIIIe siècle : touristique si l’on peut dire -ou profane. On y pense moins en termes de privation que de richesse des spécificités régionales. Ainsi, le thème du voyage n'est pas seulement lié à la gestation de l'écriture japonaise : il revient toujours  avec le polymorphisme qui lui est propre. Je serais ainsi tenté de parler de l'éternel retour au voyage. 

 

 

 

Basho Matsuo (1644 ~ 1694), fut le premier grand poète de l'histoire du haïkaï (et du haïku). Il commença par écrire des hokkus, sur le mode de la plaisanterie, avant de leur attacher une plus grande importance et de se pencher sur l’esprit du haïkaï, sous l’influence Tchouang-tseu, « philosophe » chinois du 4e siècle av. J.-C., soutenant que la valeur véritable ne pouvait s’établir que dans l’inutile, sinon le futile.

Ki no Tsurayuki (紀貫之), 872 - 945. L’un des plus important rédacteur du Kokin Wakashū.

 

Images : Kino Tsurayuki, tirée d’une série de peintures des « 36 poètes immortels », anonyme, Xème siècle, Musée Guimet, Paris.

exposition Hiroshige, l’art du voyage, à la Pinacothèque de Paris, du 03 octobre 2012 au 17 mars 2013.

http://www.pinacotheque.com/?id=804

 

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21 juin 2012 4 21 /06 /juin /2012 04:08

singes.jpgAu moment où le singe a disparu de la peinture moderne, Bertrand Maret entreprend d’en décrire le genre pictural.

La chose paraît plus sérieuse qu’il n’y paraît, et l’auteur s’emploie à le démontrer de manière tout à la fois savante et alerte.

Quelle place le singe a-t-il donc occupé dans le bestiaire des peintres occidentaux ?

Surgit alors toute une tradition iconographique dont les premiers éléments sont de beaucoup antérieurs à la Renaissance. Humanisé pour révéler la médiocrité de notre humanité, le singe fonctionna comme le double ironique et cynique de l’homme. Sa fatuité, la futilité de ses actions…

L’invention de la singerie dans les Flandres du 17è siècle, cette fois comme peinture de genre, porta pourtant bien au-delà de la simple représentation des travers humains l’audace d’une révolution. Car il l s’agissait en effet tout autant de s’affranchir des canons de la peinture italienne que d’exprimer la naissance d’un goût nouveau, lié à l’émergence d’une bourgeoisie soucieuse d’elle-même, conquérante et s’affranchissant des valeurs du passé. Sympathique pour le coup, quand l'aristocratie agaçait pour sa décadence.

  

 

 

Portrait de l’artiste en singe, les singeries dans la peinture, de Bertrand Marret, éditions Somogy , 2001, 103 pages, ean : 978-2850564437.

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22 mai 2012 2 22 /05 /mai /2012 04:55

charonne.jpg1961, la guerre d’Algérie s’enrage. L’OAS refuse le vote des français, exécute le maire d’Evian où doivent se tenir les conversations avec le FLN. Un quarteron de généraux séditieux fomente son putsch, tandis que de Gaulle parle de désastre national avant d’échapper à un attentat. Bientôt l’horreur du 17 octobre 61. Une violence inouïe se déploie sans frein dans Paris. On bâtonne à mort. On noie. On exécute, on rafle. Elle, se rappelle. Enregistre des témoignages, collecte une mémoire douloureuse en cases superbes déclinant image par image la lente remontée du souvenir. En noir et blanc. Elle recueille ces paroles difficiles que les corps ne savent pas porter, preuve en est, cette superbe interprétation graphique qui ne nous donne à voir que des mains, des tasses, ce vide de la conversation où les visages logent. Superbes cases en aplat de noir où ne surgit qu’un signe brutal, "OAS" frappé en gros, en blanc, trouant de part en part l’image. Superbe découpage des signes éparpillés à la surface du dessin. Et d’un coup les seuls visages possibles, ceux d’enfants saisis dans la beauté de leur innocence, algériens, métropolitains, victimes de ce piètre destin que la nation française leur a dévolu. Au témoignage dispute le souvenir, à l’histoire savante l’histoire vécue, dans l’épreuve, toujours vive, métro Charonne en aplat de noir qui obstrue la vue, silhouettes d’un peuple martyr découpées à la hache, focale des mains, des pieds, morceaux de banderoles et bousculades traitées en lignes de fuite empilées les unes sur les autres, anarchiques, le souvenir si difficile qu’il faut en passer par sa mise en ordre mythologique pour le convoquer, en suspendre la fureur, l’horreur, en associations psychanalytiques, Charonne / Charon, fossoyeur plutôt que passeur, sa barque débusquée sur les eaux de la Seine, son carnage forcené déglutissant tout entier un présent impossible : rue de Charonne, aujourd’hui. Superbe travail de remémoration, de déchiffrage, d'inaccessible narration, souffrante, toujours.

  

 

 

Charonne – Bou Kadir 1961 – 1962, une enfance à la fin de la guerre d’Algérie, de Jeanne Puchol, éd. Tirésias, coll. Lieu et Mémoire, 2011, 84 pages, 12,20 euros, ean : 9782915293724.

blog de Jeanne Puchol : http://jeanne-puchol.blogspot.fr/

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14 mai 2012 1 14 /05 /mai /2012 04:45

fremeaux-art-tribal.jpgQuid des objets de l’art tribal d’aujourd’hui ? Relèvent-ils de la création ou du répertoire ? Relèvent-ils de l’art ou de l’artisanat ? Patrick Frémeaux, dans cette conférence donnée au musée d’Art moderne de Troyes à l’occasion de l’exposition "collections croisées", pose les bonnes questions. De celles qui embarrassent parce qu’elles interrogent autant notre regard sur un art que nous nous refusons toujours à reconnaître, que sur les préjugés qui façonnent assidûment notre représentation de l’art occidental, que ce soit celui de l’âge classique ou celui de l’âge moderne, voire de l’art contemporain, sur la question de la signature par exemple, ou celle de l’unicité de l’œuvre, dont un Walter Benjamin avait pourtant magistralement scellé le sort, croyait-on, dans son fameux article sur l’œuvre d’art à l’âge de la reproductibilité.

L’idée centrale de cette conférence, c’est bien évidemment le mépris, la méconnaissance, l’arrogance sinon la condescendance des institutions autant que du public à l’égard de l’art tribal d’aujourd’hui, perçu comme une besogne d’artisans, plutôt que la création d’artistes s’inscrivant dans une histoire artistique que nous n’avons jamais songé à écrire… Avec beaucoup d’à propos, Patrick Frémeaux met en évidence trois préjugés très forts qui structurent ce mépris : ceux, avant tout, de l’antiquaire pourrions-nous dire, et de l’ethnologue, construisant deux stratégies faites pour éviter d’avoir à poser la question de savoir comment décoder cette forme d’art…

La règle de l’antiquaire n’attache de valeur à l’objet tribal qu’à sa condition d’ancienneté. Il est le dépositaire d’une époque, qu’il signe formellement. Au mieux, l’habileté de l’artisan copiant un répertoire identifié permettra de solder un objet d’aujourd’hui à bas prix. Quant au musée, il n’agit pas autrement, sanctionnant un registre dûment authentifié et daté par les historiens.

Le préjugé ethnologique, lui, dénie plus clairement encore toute dimension artistique à l’objet en question, comme le masque par exemple, qui ne prend sens que dans la perspective de sa fonction : sa vérité formelle ne se justifie que dansée.

Et l’un et l’autre se conjuguent pour convoquer une fois de plus le préjugé de la pureté, l’objet tribal ne gagnant d’une part en réputation qu’à la condition de n’avoir pas été exposé aux cultures autres, de présenter la plus petite surface d’acculturation possible, et d’autre part, qu’à la condition d’être décrit par les mots de l’ethnologue, capables de retrouver la trace des origines, non celui du critique d’art contemporain…

  

 

Préjugés occidentaux sur l’art tribal Conférence de Patrick Frémeaux, en présence d'Olivier Le Bihan, directeur du Musée d'Art moderne de Troyes, et de Jean Luc Rio, directeur de la librairie Les Passeurs de textes. A l' occasion de l'exposition " Collections croisées " (Collections nationales Pierre et Denise Levy et Collection Sargos), Label: Fremeaux&Associes, avril 2012, 2 CD-rom MP3, ASIN : B007WAY95S.

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8 mai 2012 2 08 /05 /mai /2012 04:39

Samuel_Fuller--1987-w.jpg"Un film est un champ de bataille : amour, haine, violence, action, mort, en un mot émotion", affirme Samuel Füller dans Pierrot le fou (1965, Jean-Luc Godard).

 

C’était un dimanche soir, sur Arte. Il y a des années de cela. Samuel Füller racontait son débarquement en Normandie. Omaha beach. Conteur fabuleux, prenant sans cesse la distance du récit, surplombant le sien de part en part, amusé, effronté, n’oubliant rien, pas même de comprendre l'histoire que l’on voulait mettre en place en l’interrogeant encore sur cette histoire pourtant déjà tellement codifiée.

C’est ce qui me retiendra ici : ce fantastique travail, non de mémoire, mais de réflexion, sur les lieux d’une mémoire dont le dessein se trouble, quand de constructions en reconstructions, ce qu’elle attise n’est rien d’autre que le retour de la violence, Samuel Füller achevant son témoignage sur cette note effrayante, d’un récit ouvert désormais, à de nouvelles possibilités de violence.

peniche-en-mer.jpgCet événement, expliquait-il tout d’abord, dans sa réalité, était proprement invivable. Des milliers d’hommes jetés sur une plage. Le fracas de la mitraille, les éclats d’obus, les tirs incessants, le bruit, le feu, le souffre, le sable et la mer jetés l’un contre l’autre, les barges qui ne cessaient d’affluer, les hommes qui ne cessaient de tomber, courir quelques mètres et tomber, le prochain un mètre de mieux que le précédent et tomber toujours, la plage jonchée de corps, de cadavres, de cris, de souffrance, de peur. Utah, Omaha, Gold, Juno, Sword. A Omaha, les américains qui descendaient des barges ne purent disposer du soutien des chars amphibies. La houle était trop forte, les duplex drive ne pouvaient y résister. De fait, sur les 29 chars mis à l’eau, 3 seulement purent gagner la rive… Les autres coulèrent dans la Manche. Sur la plage, les 270 sapeurs qui devaient ouvrir en moins de 30 minutes la quinzaine de passages pour permettre aux véhicules de traverser les 500 mètres qui séparaient la mer des positions allemandes, œuvraient sous le feu incessant de l’ennemi, à découvert, si bien qu’en moins de 25 minutes, 250 étaient morts déjà. Un seul passage fut ouvert. Samuel Füller débarque. Le feu le cloue aussitôt à terre. Tous sont déjà morts autour de lui. Une seconde vague est déversée sur la plage. Hébété, il ne comprend rien, ne voit rien, ne peut ni respirer ni bouger. L’expérience qu’il vit, rien ne l’y a préparé. Peut-être, si, celle des soldats engagés dans les tranchées de 14-18. Mais il ne la connaît pas. Tout n’est pour lui, comme cela l’était déjà pour eux, que cris, gémissements, ordres incompréhensibles, fracas des armes, jurons, râles. Certains se redressent après avoir repris leur souffle, font quelques mètres et tombent. L’espace s’est effondré. Le temps s’est arrêté. Son être semble faire organiquement corps avec la plage. Il n’y a pas d’issue. Le sable et le sang giclent de toute part. Partir. Fuir. Sortir. Rien n’est possible. La terre, déjà éventrée, s’éventre encore. Pas le moindre petit bout de savoir pour s’arracher à ce cauchemar. Pas le moindre récit pour donner la mesure de ce qu’il vit. La solitude effarante de l’esprit répond à celle du corps, terré dans sa propre ignorance. Tout n’est alors qu’un immense chaos où l’être déversé ne parvient pas à se saisir, où le flux héraclitéen des événements interdit non seulement toute compréhension de la chose, mais toute connaissance de soi, voire toute sensation de ce moi charrié sans ménagement dans le désordre de la matière nue. C’est cela que raconte Samuel Füller. Qui ne sait plus comment il est sorti de sa terreur, de son trou, l’arme à la main et a survécu. Il ne lui reste pour souvenir que l’hébétude, longtemps après que le dernier coup de feu a été tiré.

debarquent.jpgAutour de lui, quatre silhouettes. Leur uniforme. Américain. Ils se regardent et se taisent, incapables du moindre mot. Longtemps comme ça, dit-il. Sans savoir combien de temps exactement. Une heure, deux heures. Les survivants. Une poignée. Et puis les premiers mots. Lesquels, il n’en sait rien. Rien ne concernant ce qu’ils venaient de vivre en tout cas : la réalité était inassimilable. Elle n’était que confusion, non-visibilité absolue du sens des actions, la clôture de l’expérience sur un présent sans fin.

C’est cela que Samuel Füller raconte. Tout comme il comprend que la seule manière de faire sienne cette expérience aura été, ensuite, après coup, d’en élaborer la fiction. En commençant par éliminer toute la réalité du monde. Les cris, l’hystérie à bien des égards, ces tranchées dans lesquelles les soldats américains se jetaient sauvagement et tuaient sans le vouloir d’autres soldats américains. Car le réel est idiot. Voilà ce qui est déterminant : le réel est idiot. Seule la fiction nous permet de nous emparer d’un événement pour l’intégrer. Car sans fiction, aucune émotion ne peut se vivre. Voilà ce qu’affirmait Samuel Füller.

omaha_beach_soldats_herisson_tcheque.jpgEnsuite sont venus d’autres temps. Les survivants ont d’abord élaboré ensemble, avec peine, improvisant, explorant, hasardant une bribe, deux, un récit, plusieurs, mille esquisses se chevauchant, se contredisant, pour arriver un jour à une solution satisfaisante qu’ils partagèrent sans même s’en rendre compte, parfois dans les mêmes mots, les mêmes expressions véhiculant à la longue comme un modèle du genre récit de débarquement. Puis vint encore un autre temps, celui de leur récit relayé par d’autres voix étrangères à l’événement, faisant subir à leur récit un nouveau glissement, vers un modèle assumant cette fois une fonction plus idéologique que psychologique. Mais un récit qui faisait retour dans le leur, le transformait, l’augmentait et le diminuait tout à la fois, forçant leur propre mémoire, la pliant devant des usages qui n’étaient pas les leurs tout d’abord, mais avec lesquels ils finirent par se familiariser. Le roman, le cinéma vinrent donner forme à tout cela. Une mémoire collective du débarquement se mit en place. Qui transformait, codifiait, esthétisait l’événement si loin déjà. Un événement dont la violence finit par devenir acceptable. On put de nouveau l’assumer. Elle circulait dans de nouveaux espaces, se chargeait de sens, en appelant déjà au retour de la violence réelle, comme dans un mouvement de balancier, s’étant enfin rendu souhaitable de nouveau, si l’on voulait bien en disposer encore. C’est cela que racontait Samuel Füller.

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9 avril 2012 1 09 /04 /avril /2012 04:56
rembrandt-1-.jpgTout commence et finit par ce que le corps éprouve. Le corps ? Ne serait-ce pas plutôt la chair ? Car les êtres incarnés sont des êtres souffrants, jouissants, traversés par le désir et la crainte.
Rembrandt peint le corps dans sa déréliction. Il ne craint pas les ventres flasques, les peaux épaisses, plissées, grasses. Il peint les membres pesants, gourds, les visages marqués. Croupes, panses, tétines. A-t-il lu Tertullien ? De carne Christi, Tertullien découvrant d’un geste presque brutal la réalité du corps humain, d’un corps que l’on peut empoigner, frapper, griffer, aimer, caresser. La réalité d’un corps qui peut endurer la faim, la soif, le froid, la fatigue. Tertullien décrit ce corps. Il est cru. Viscères, humeurs, déjections et la mécanique du squelette. Il ne nous épargne rien, lui assigne le limon pour origine, la fange, la boue. Et par cette métaphore, saisit tout le contenu du monde dans son cercle. Rembrandt voit de même les pauvres gens de son pays, la boue, les graisses, le flasque, le distendu. A-t-il lu Tertullien ? Il veut les peindre dans leur matérialité crue, mais laisse percer sous la fange une lumière insolite. Les corps accèdent soudain à une autre dimension, celle de la chair, baignée de sa lumière. Car c’est à la chair que vient la lumière. Dont ce Visage est le modèle du genre. Et Rembrandt demande à ce visage qui a essuyé toutes les défaites de répondre à la question qui nous obsède tant : que sommes-nous donc ? Il le demande à ce Visage qui a remporté la victoire sur la Mort. A ce Visage qui a remporté la victoire sur le néant, il lui demande de répondre à notre étonnement d’exister.
Rembrandt, le Visage découvert.
Rembrandt peint l’immense espoir qui entre dans la chair de chacun. Il peint la gloire d’être humain et nous révèle, ou répète la révélation de ce que l’homme est un concept nouveau pour le monde. Ou plutôt, qu’il n’est pas un concept. Il a lu Jean : "Et le Verbe s’est fait chair" (1, 14). C’est cette parole inconcevable, naufrage de la philosophie des grecs, qui affirmaient que le logos se déployait hors du monde sensible, dans la contemplation de l’univers intelligible, que Rembrandt laisse affluer dans sa peinture comme une douce sensation de lumière. Une lumière dont la venue en notre chair semble ne pouvoir se produire que là où cette chair s’impressionne elle-même –et il faut entendre ce terme dans son sens le plus artistique, celui que la photographie argentique nous avait légué, égaré depuis.
rembrandt-louvre.jpgRembrandt peint la question du monde sensible : la pensée ne peut connaître la vie en ne faisant que la penser. Car le logos n’éprouve rien. Connaître la Vie, c’est le fait de vivre. Rembrandt sait que le savoir de l’humanité ne fait que traduire l’expérience mondaine du corps dans le monde –viscères, fonctions nutritives, digestives, la mécanique des poumons, etc. Lui nous offre autre chose : un corps habité. Un corps qui doit ses vrais contours à la sensation. Rembrandt peint une chair qui ne se fuit plus et ne veut plus ignorer le fardeau ni le plaisir d’être soi-même.
Dans ce Visage. Qu’un souffrir indéchiffrable ne peut enfermer dans la pellicule sans épaisseur qu’était le corps humain pour les grecs. Rembrandt peint le monde sensible en en découvrant le principe et le lieu dans la chair des hommes. Il se fait Voyant pour rendre visible la structure incompréhensible de la sensibilité humaine.
Rembrandt, la génération de la chair.
Il peint la Vie qui se révèle là et qui le fait d’une manière inouïe : ce qu’elle révèle ne se tient pas hors d’elle. Et certainement pas dans une connaissance scientifique. La révélation de la vie est auto-révélation pathétique, l’étreinte sans écart. C’est cela que peint Rembrandt, qui est le bouleversement de la conception du corps hérité des grecs : si la vie est l’éternelle venue d’elle en soi (Jean), la chair est la façon dont cette Vie se fait vie.
La chair n’est ainsi plus une matière dans le monde mais son pathos, souffrance et jouissance, souffrance ou jouissance, où la vie n’est plus ni la zoé des grecs ni leur bios, mais l’auto-révélation pathétique dont la chair tient sa réalité (Michel Henry).
Cette chair qui n’est pourtant encore qu’une apparence dans le monde des choses, mais seulement dans la perspective de ce monde, brutal, littéralement idiot, de cette idiotie du réel qui ne sait que dépouiller l’homme de toute profondeur. Cette chair, Rembrandt l’assigne à la Vie. Cette Vie qui est venue dans la chair et dont la vérité est sa capacité à ressentir, à être touchée : la chair formule la Vie, dans la chair elle-même.
Touché. Rembrandt nous touche. Il faut prendre ici le verbe dans son sens le plus littéral et s’interroger sur ce mystère qui fait qu’une peinture puisse nous toucher pareillement. D’un toucher qui ne peut advenir que dans notre chair. Car le fait d’être touché n’appartient qu’à la chair. A ce soi charnel vivant qui définit notre condition (les deux premières propositions johanniques du Prologue de Jean, rapportant la Vie au Verbe et le Verbe à la chair).
C’est dans ces membres où périssons que la Vie même se formule. Que signifie donc cette présence de l’esprit dans notre corps, qui en fait une chair ? C’est face à ce Visage qui nous touche que Rembrandt pose sa question. Et affirme dans le même temps que l’œil ne voit pas. Car pour qu’il puisse voir, il faut que le sensible soit devenu sensuel. C’est cette sensualité qui fait qu’une chair peut produire dans la chair de l’autre le plaisir ou la douleur. La chair d’autrui devenue sensuelle par la magie d’une image qui convoque la chair, non le corps, inouïe devant le regard.
christ-rembrandt.jpgLa sensualité répond Rembrandt, tout est là. Qui est ce lieu où la chair se sent elle-même. Qui est ce pouvoir d’atteindre la chair dans son esprit même. Le désir. Qui n’a rien à voir avec un phénomène naturel.
Touché. Dans la présence en cette chair de la chair qui nous est commune. Où l’autre n’est plus l’objet de mon regard, mais prend lieu dans mon regard même, au sein de cette réalité commune et unique qui renvoie, comme le fait Rembrandt, à la structure même du vrai corps humain, qui est d’être corps et chair à la fois.
Touché. La relation sensuelle a son site dans la Vie, peint-il. Je l’éprouve, touché. Même si l’expérience de l’autre n’est jamais concevable : et justement, parce que la sensualité ne donne pas accès à la vie d’autrui, mais à celle qui est en nous et que nous partageons.
La vie est sans pourquoi dans la peinture de Rembrandt : elle est son auto-justification. De la Genèse au Prologue de Jean, la condition de possibilité d’une condition telle que la nôtre n’a rien à voir avec l’apparition historique de l’homme dans le monde, mais tout à voir avec cette peinture de Rembrandt que nous ne comprenons pas mais que nous éprouvons. Car rien en l’homme ne s’explique par le monde. Ce qui est venu dans la vie est invisible : cette lumière de l’être-avec, chez Rembrandt, qui est la possibilité d’entrer en résonance avec l’expérience de l’autre. C’est cela que Rembrandt peint. Qui me trouble et me retient, selon un mode de manifestation que je ne saurai jamais expliquer : les conditions de possibilité de nos rapports sont inscrits dans cette ouverture qu’inaugure la chair. Car dans le moi fini chacun n’est que lui-même.
L’incarnation : venir en soi.
Qui rend possible cette émotion devant cette toile de Rembrandt. Et qu’il nous engage à vivre, non à penser. Présente en moi. La Vie même, dans son auto-révélation pathétique. L’Incarnation, au lieu où je suis venu en moi.
Rembrandt.
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10 février 2012 5 10 /02 /février /2012 05:46

algerie-.jpgSur l’image, là, il ne s’agit pas de soldats américains. Nous ne sommes ni en Irak, ni en Afghanistan, pas même à Guantanamo, mais en Algérie. L’homme humilié, l’humanité refusée, est celle de la civilisation arabo-musulmane.

Dans une étude intitulée Déchiffrer le corps, Jean-Jacques Courtine analyse longuement les conditions de possibilité d’une autre image, plus récente, qui a fait le tour de la terre et qui montre un soldat américain –une femme- photographiée le pouce en l’air au-dessus du cadavre d’un homme que l’on venait de torturer. Un cliché d’amateur, relevant du genre photo-souvenir, de ces photos que l’on aime à faire circuler sur le net, sans penser à mal. Clichés de la prison américaine d’Abou Ghraïb, que W.J.T. Mitchell avait lui aussi commentées, analysées. Et l’un et l’autre n’avaient pas éprouvé le besoin de réfléchir plus avant sur le fait que ces clichés avaient pour victimes des arabo-musulmans.

Pour Jean-Jacques Courtine, ce genre d’image est neuf dans notre histoire. D’une certaine manière elles le sont bien en effet, au moins du point de vue de leur diffusion, massive, instantanée.

W.J.T. Mitchell commente la même série d’images que Jean-Jacques Courtine, avec celle du prisonnier tenu en laisse, avec celle du prisonnier terrorisé par un chien, babines ouvertes, crocs menaçants, et celle de l’homme cagoulé, en équilibre précaire sur une caisse, au corps couvert d’électrodes.

sabrina-harman-4.jpgDans leur étude iconographique, l’un et l’autre tracent évidemment avec pertinence la frontière que ces images dessinent entre l’humain et l’inhumain. C’est cette frontière qui semble actualiser un vieux stocks d’images dans lesquelles ranger celles de la Guerre d’Algérie par exemple. Pour Jean-Jacques Courtine toute culture humaine (il ne dit pas civilisation) renferme un stock d’images comparables, déhumanisantes, qui constituent une mémoire dormante qui peut à tout moment reprendre corps, pourvu qu’on l’y aide, verbalement, idéologiquement, au nom des intérêts supérieurs des civilisations supérieures par exemple. Toute culture ? Voire : Courtine oublie la technologie de l’image que l’on peut dupliquer, qui n’est pas le propre de toutes les cultures.

article_lynchage.jpgCourtine évoque aussi la banalisation de l’horreur (H. Arendt), l’usure de la compassion, l’indifférence morale dont il lie la possibilité à l’éloignement de la scène. Et insiste beaucoup sur cette nouveauté : leur diffusion, aux quatre coins du monde (voire), liée à la montée en puissance de l’imagerie de la guerre dans le monde (occidental) –on ne compte plus les images, les films, les documentaires sur le sujet. A commencer par la diffusion des images de guerre qui, à son sens, gomment les frontières entre le réel et la fiction. C’est la seule fois d’ailleurs qu’à ce propos il parle de civilisation, pour montrer qu’il existe tout de même une ligne de démarcation très nette : de notre côté civilisé, occidental, les images de fiction deviennent notre réel, alors que la réalité de la guerre, de la mort de masse, est abandonnée aux autres civilisations… Intéressant. Mais il ne réfléchit pas sur cette partition sauvage.

algérie3Revenons donc aux photos. Ce que l’on voit sur les images d’Abou Graïb, ce sont des soldats touristes nous dit Courtine. Non pas des reporters, mais des touristes, dotés d’un outillage technique qui leur permet d’envoyer instantanément des images de leur guerre, du champ de bataille ou de torture, à tous les coins du monde. Des touristes qui ne stockent pas leurs images, mais les montrent. Immédiatement. Et se mettent en scène selon des conventions qui se sont développées avec le développement des moyens offerts à ce genre d’images touristiques où le photographe, peu à peu, a évacuer le paysage pour se positionner au centre de son image. ici, le paysage, c’est le cadavre. Qui recouvre l’impératif d’exotisme qui mobilise l’imaginaire du touriste. Un souvenir comme un autre. Plus exotique, tu meurs en effet… Et Courtine de réfléchir longuement sur les conditions de possibilité morales de telles images. Sur le processus de déshumanisation du corps de l’autre, l’Homme refusé. Objet débarrassé de son humanité, de l’humanité de son corps en premier lieu. Cette opération, nous dit Courtine, est essentiellement mentale, et non pas culturelle. Voire. Elle est comme la manifestation d’une raison enfantine pour avouer un déni d’humanité. Le soldat Sabrina Harman n’aura du reste pas d’autres explications pour qualifier son geste : elle n’a pas pensé à mal. Sujet séparé de lui-même, incapable de réflexivité morale, "c’était moi et c’était comme si ce n’était pas moi", raconta-t-elle au juge. Un avatar, nous dit Courtine, produit par le dispositif contemporain de désubjectivation de l’humain, à partir duquel peut se déployer la suspension du sens moral et l’apologie de l’insignifiance.

Certes, nous dit Courtine, tout comme Mitchell, l’image renvoie bien, à bien y réfléchir, à ces images des cartes postales de lynchages des noirs, ces drôles de fruits que portait l’Amérique profonde, où l’on venait sur la place du village comme au spectacle. Courtine n’a pas en tête les images de la Guerre d’Algérie. Et ce qu’il ne dit jamais, c’est que ces images ne sont pas aussi neutres, du point de vue des cultures, qu’il veut bien le croire. A oublier les origines ethniques des victimes, Courtine, tout comme Mitchell, s’interdisent ainsi de penser cette expérience iconographique dans le cadre du discours de la domination coloniale.

sabrinae.jpgW.J.T. Mitchell, d’une certaine manière, est plus près d’y faire référence quand il commente ces images, qui disent à ses yeux quelque chose du triomphe arrogant de l’Amérique. Mais son analyse reste confinée dans le cadre bien aseptisé de l’analyse philosophique, où l’on interprète cette réduction de la vie humaine comme celle de la réduction à la vie nue (Homo sacer). Corps sans visage, clones acéphales, ils renvoient pour lui essentiellement à la réalité de la guerre : la Terreur.

Mais que nous disent ces images ? Qu’est-ce qu’elles nous disent de ce que nous sommes en train de devenir ? Aux yeux de Mitchell, elles sont le symptôme du fascisme qui imprègne peu à peu l’idéologie américaine. Il y a derrière, n’en doutez pas, une politique d’abus systématique orchestrée en haut lieu. Mais l’ampleur de cette politique demeure secrète. Mitchell préfère donc parler de fascisme, plutôt que de racisme. Il renvoie bien à l’iconographie de l’Inquisition, au pathos chrétien occidental, mais ce tournant pictorial qu’il décrit et qu’il origine dans ces images de la guerre d’Irak, Mitchell se refuse, tout comme Courtine, à le faire entrer dans la généalogie coloniale. Les victimes ne sont identifiées que comme humaines, en générale. Sans doute pour servir cette démonstration de Mitchell, qui n’est pas vaine, selon laquelle ces images sont le symptôme d’une montée en puissance de quelque chose dont l’ampleur nous échappe, et dont il a pu saisir l’ombre dans un entretien que lui a accordé Ron Suskind, conseiller de Bush, conseiller de l’Empire, affirmant que ce qu’il importait aux puissants de ce monde, désormais, c’était de produire une réalité. Décryptez, lui jetait à la figure Ron Suskind, on s’en fout. Nous, on agit, on invente cette réalité. D’autres l’ont bien compris en France, qui ne cessent de nous jeter à la figure leur réalité obscène, brutale, destructrice. Mais peut-on oublier les soubassements coloniaux de cette réalité ? "Il y a une barbarie européenne dont la culture a produit le colonialisme et les totalitarismes fascistes, nazis, communistes. On doit considérer une culture non seulement selon ses nobles idéaux, mais aussi selon sa façon de camoufler sa barbarie sous ces idéaux", affirmait le député Serge Letchimy. "Vous nous ramenez jour après jour à des idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration au bout du long chapelet esclavagiste et colonial", ajoutait-il. De ça, semble-t-il, nul ne veut parler. C’est sans doute ce qu’il reste à penser, si nous voulons vraiment comprendre le monde que l’on veut nous prépare. --joël jégouzo--.

 

 

Cloning Terror : La guerre des images du 11 septembre au présent, W.J.T. Mitchell, traduit de l’américain par Maxime Boidy et Stéphane Roth, éd. Les prairies ordinaires, nov. 2011, 233 pages, 26 euros, ISBN-13: 978-2350960500.

Déchiffrer le corps : Penser avec Foucault, Jean-Jacques Courtine, éd. Jérôme Million, nov. 2011, 168 pages, 19 euros, BN-13: 978-2841372751.

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9 février 2012 4 09 /02 /février /2012 05:39

homeless-2-.jpgQu’on se rappelle le homeless vehicle project de Krzysztof Wodiczko (1988). Une œuvre empoignée tout d’abord dans l’espace new-yorkais, rejouée ensuite à Beaubourg. Deux images de la même œuvre. La même, vraiment ?

A New York, l’œuvre était un processus qui parcourait les rues de la ville, Krzysztof Wodiczko ayant décidé de fabriquer ses véhicules pour les offrir aux SDF. Un processus qui reflétait un engagement social. Travaillant l’opinion publique, Krzysztof Wodiczko, avait tenté avec ses véhicules de rendre visibles ceux que la ville enfermait dans leur transparence. Destinés aux sans-abri, ses Critical vehicles, dont le fameux Homeless, furent construits au terme d’entretiens menées avec les SDF, pour répondre à leurs demandes. Multifonctionnels ils permettaient de transporter les biens, de se laver et de dormir à l’abri. Inoculés dans les rues de New-York, ils furent rapidement prélevés par les autorités qui n’apprécièrent pas de voir pareillement mis en évidence le problème des sans-abri, qui n’en était alors qu’à ses débuts, bien loin d’être ce phénomène endémique que nous connaissons désormais.

The homeless vehicle project, comme son nom l’indique, était donc un projet, un processus, et l’œuvre ne recouvrait pas seulement l’objet lui-même, le véhicule, mais ses usages. Usages qui qualifiaient sa fonction politique, "publique".

L’œuvre fut ensuite exposée à Beaubourg, d’abord sur le parvis, puis elle gagna sagement une salle de musée. Plus question de projet désormais : les commissaires rabattirent le processus sur l’objet phénoménal, vidé de son effectuation politique. Mais ce nouvel usage qualifiait sa fonction artistique. Or ce que montrait Beaubourg ne faisait plus sens, ce qui n’empêcha pas les commissaires de l’exposition de gloser sur le contenu subversif de l’œuvre qu’ils exhibaient. Là est le problème : ne restait que la rhétorique du subversif, dépouillée de toute subversion...

homeless musealEtait-ce au demeurant toujours la même œuvre ? En traversant l’océan, ce que l’œuvre avait perdu en contenu politique, "publique", elle l’encaissa en contenu artistique… Sans aucune transformation du discours construit autour d’elle… On nomma subversive, en France, une œuvre qui ne faisait que trôner sur le parvis de Beaubourg, loin de son recouvrement social. L’avant-garde artistique française, à travers le parti pris des commissaires d’exposition, affichait ainsi sa vraie résolution, la vraie révolution française en matière d’art contemporain pourrait-on dire, un tour de passe passe fumeux : l’esthétisation du politique. Dans cette esthétique de la subversion dépouillée de tout contenu subversif, ce que l’on proclamait avec force, c’était la force du concept de réquisition de Martin heidegger : l’art pour l’art, un art dont la logique autotélique vidait l’engagement politique initial de son contenu, ne pointant désormais, dans cette rhétorique du marketing militant, qu’un seul horizon : celui de la domination. Une esthétique de la domination en somme, subtile en ce sens qu’elle continuait d’épeler sa rhétorique du refus de la domination, tout en la reconduisant foncièrement.

A déplacer ainsi le discours initial de l’artiste (avec son consentement, il faut bien l’avouer), ce que nos commissaires énonçaient n’était rien d’autre que la production d’un art résolument étranger à la société, la surplombant, un art qui avait fini par prendre la bonne hauteur de vue pour, depuis cette distance quelque peu hautaine, accomplir et nommer le vrai lieu de la jouissance esthétique, justiciable du discours sociologique le plus plat : l’art est affaire de distinction sociale.

L’esthétisation de la politique que pratiquait l’éthique artistique ainsi conçue, formule impropre évidemment puisque le rapport que l’art entretient avec le monde réel ne peut être que technique (artistique), et donc éthiquement neutre, révélait au moins une chose, c’est que la sphère de son action était celle de la proximité intellectuelle, sinon de la confiscation sociale de la jouissance esthétique. Un mode de jouissance esthétique était né, qui témoignait de ce que le discours contemporain de l’art avait réussi à sortir la pratique artistique de la société. Mais à ce prix, la politique, le social, y étaient devenus des objets de contemplation artistique. Cet art qui ne vise personne mais ne fait que reproduire un discours stéréotypé sur lui-même, a transformé ainsi l’essence de l’agir artistique tel qu’il nous avait été légué par les générations précédentes. Et dans ce monde d’un art faussement subversif, le politique se voyait englouti par la sphère de l’art, qui ne savait plus adopter d’autre posture que celle de sa fonction purement rhétorique. --joël jégouzo--.

 

Deux images d’une même œuvre, l’une à New York, fonctionnant socialement dans les rues de la ville, l’autre sur une estrade muséale, lessivée de toute destination sociale effective.

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6 février 2012 1 06 /02 /février /2012 08:11

Aesthetica.jpgEn face de l’œuvre d’art, un jour, un regardeur. Quelconque. Pressé ou flânant. En face de l’œuvre. Rarement à côté. Comme dans le dispositif du cinéma japonais, où l’on ne fait pas front dans dieu sait quelle héroïque soutenance : on est à côté, parlant avec et non à, solidaire d’un sens qui peine à surgir. Solidaire. Parce qu’on ne peut faire autrement en réalité : un même ciel plombé d’étoiles nous recouvre. Un peu à côté donc. Il faudrait pouvoir se tenir là en fait. Non sans inquiétude : c’est un alignement tellement fragile, tellement délicat. Le regard non pas soupçonneux mais un peu à l’oblique tout de même, par moment du moins. A la dérobée. Dans un va-et-vient imperceptible, du monde à la parole qui tente de surgir, d’une parole l’autre, de l’autre à soi.

Distinctement, on ne voit rien. Vraiment. On ne voit jamais rien, d’emblée, sur une toile, un papier, un tableau. Ou si peu. Enfin, pas grand-chose. C’est une question d’honnêteté tout d’abord, non de pudeur. D’honnêteté. Mais peut-être. Oui, un trait. Une forme. C’est très bien fait ici. Non, pas là : ici. Il faut faire attention des fois. Mais oui, j’aime bien. Ici. Des forces s’expriment. Se heurtent. Se fécondent. C’est très bien fait.

La sensibilité est peut-être une source aveugle qui a besoin de l’entendement pour se constituer en connaître.

Scrupuleux, le regardeur note cependant que dans son effort d’objectivation, il vient de perdre l’essentiel. Ne pas céder à l’émotion n’est pas l’enrôler non plus, ni la faire taire. Il faut faire attention des fois. Un peu plus tard il se reprend.

J’aime assez le projet de Baumgarten fondant son esthétique (il invente le mot) sur une poétique de la perception : l’art n’est pas la manifestation sensible d’une idée. C’est déroutant. J’aime assez la considération dans laquelle il tient l’œuvre d’art, cette perception réussie. Bien que la formulation demeure obscure et ne règle rien : qu’est-ce que réussir une perception ? J’aime assez tout de même qu’il faille aller chercher là, du côté du percept plutôt que du concept, et que par cette formule magistrale, Baumgarten parvienne à nous soustraire aux prétentions de la vision claire, et qu’il nous impose l’idée d’une image qui n’obéirait en rien aux modèles de la langue, surface en perpétuelle effritement, impossible à subsumer sous l’impatience du concept, et vers laquelle il faudrait aller, penaud, sans revendiquer aucune légitimité disciplinaire. Il faudrait chercher de ce côté donc. Plutôt que dans l’inquisition d’une rationalité opulente. Chercher l’honnêteté d’un regard capable de soutenir sans faiblesse ce strict projet moral : contempler, non pas le poème, ou la peinture, ni le beau, ni le joli. Non pas trop hâtivement les plans de composition, la grammaire, la rime ou l’empâtement, mais l’expression de tout cela –même si le paradigme de l’expression demeure à son tour opaque. Il s’agirait de faire en sorte qu’en définitive le regard du regardeur, ou du lecteur, coïncide, dans sa saisie de l’œuvre, avec ce moment de la création où le when no painting was its own ne serait ni une coquetterie d’artiste, ni la supercherie d’une identité simplement différée, mais l’aveu d’un ébranlement au terme duquel il ne subsisterait peut-être pas même la conviction de faire le peintre, l’artiste, le poète ou le critique… --joël jégouzo--.

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