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3 décembre 2009 4 03 /12 /décembre /2009 07:55
Alors que les Restaus du cœur ont ouvert, depuis lundi, leur 25e campagne d’hiver en s’alarmant de ne pouvoir faire face à l’augmentation spectaculaire des besoins alimentaires de la population française, et reconnaissent, de toute leur histoire, n’avoir jamais connu une augmentation aussi préoccupante du nombre de personnes démunies, à l’heure où l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (Onzus), dans son rapport publié lundi également, révèle qu’un tiers des habitants des quartiers sensibles vit sous le seuil de pauvreté, à l’heure où, dans le monde, la pauvreté gagne du terrain (depuis 1980, soixante nouveaux pays se sont appauvris), lire l’ouvrage de Vollmann, au titre si provocateur, voire si indécent, pourrait paraître vain si ce n’est déplacé.
Car allez donc, dans les cités défavorisées ou devant les soupes populaires du Père Lachaise, vous balader micro au point et questionner : pourquoi êtes-vous pauvres ?…
Tout en reconnaissant qu’au vrai, son essai n’est pas écrit pour les pauvres et qu’au demeurant il ne verrait dans la volonté de vouloir faire changer les choses que l’expression d’une vanité sans nom, ne renonçant jamais à citer le plus effrayant Thoreau tout comme les pages les plus cyniques de Céline observant que les pauvres se détestent et qu’ils en restent là, l’intérêt de l’enquête est tout de même d’avoir su révéler, bien que cette intention n’ait pas été inscrite dans son projet, la pression que nos discours sur la pauvreté imposent aux pauvres eux-mêmes. Car c’est depuis nos propres fantasmes, à nous qui, comme lui, ne souhaitons pas faire l’expérience de la pauvreté -car tout comme lui, ce serait s’obliger à connaître la peur et le désespoir-, que ce livre est construit. Et même si l’on ne partage pas son faux étonnement à remarquer que les pauvres ne sont pas désespérés et qu’ils estiment toujours leur pauvreté relative, même au plus profond de la plus profonde misère, reste que la violence de nos discours mérite d’être relevée dans toute la force de leur cruauté.
Ecartons alors le destin, écartons la responsabilité, reste une échelle d’interprétation dans laquelle Vollmann se refuse, comme bon nombre, d’entrer : celle du politique, au prétexte que les pauvres ne sont jamais dans l’explication politique, mais versent volontiers dans l’irrationalité théologique.
Cela dit, en refermant le livre, on se prend à se poser la question de savoir à quoi rime cette connaissance.
Ayant exporté et reconstruit une masse impressionnante de témoignages, d’impressions, de subjectivités, Vollmann n’est pas parvenu à valider le moindre jugement permettant de sortir du cercle tracé. Mais peut-être n’était-ce pas son objet. Tout juste est-il parvenu à poser la question de la fausse conscience, ou celle de la résignation, découvrant que l’humain peut accepter de vivre dans n'importe quelle sous-normalité.
Restent in fine les témoignages recueillis, dont certains vous explosent littéralement à la figure, comme celui de ces travailleurs de Tchernobyl qui s’exposaient à de très fortes irradiations en échange d’un salaire dérisoire. Au pas de course, cinq secondes pour jeter une pelletée de boue dans une tranchée irradiée. Cinq secondes cumulées en heures létales à la fin de la journée, et le sentiment de vies exténuées, livrées de toujours à l’horreur d’un monde sans pitié.
Reste l’immense solitude politique des pauvres, leur invisibilité morale. Que ne console pas une construction littéraire qui fait songer au Théorème de Pasolini, dans lequel Vollmann serait comme le Visiteur qui fait entrer dans la maison ce coin de réel qui va faire éclater les cadres mentaux et la vie de chacun. Sauf que là, ce sont les pauvres qui, une fois de plus, subissent l’épreuve de leur réel…
--joël jégouzo--.

Pourquoi êtes-vous pauvres ?, de William-T Vollmann, trad. Claro, Actes Sud, Collection : Lettres anglo-américaines, sept. 2008, 128p., 25 euros, EAN : 978-2742777679.
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30 novembre 2009 1 30 /11 /novembre /2009 10:21
"J'ai l'histoire, là, tout entière sous mes pieds, qui se dérobe"...

Xavier Durringer avait d'abord donné pour titre à sa pièce : "Politique et Pornographie".
Comme si l'une et l'autre occupaient désormais, dès 1998, le même espace trouble.
Ainsi, avant même le tournant du siècle, le peep-show et le surf formaient-ils les grandes allégories d'une société déjà condamnée au fascisme ordinaire, où les seuls espaces de liberté allaient s'y épuiser tantôt en vain cynisme, tantôt dans la douleur du renoncement, voire les affres de la révolte. Ce qui ne revenait pas au même, certes, mais que la déploration intellectuelle allait condamner cependant bientôt à revenir au même.
Au peep-show s'attachait en outre la tâche symbolique de pointer une sorte de fin de la culture - "le théâtre est terminé", proférait son tôlier-, tandis que la figure du surfeur désignait quelque chose comme la fin de l'idéologie - "la Révolution n'a pas besoin de surfeurs". On reconnaîtra là une problématique bien rebattue. Et le propos de la pièce, son "scandale" comme on l'écrivait à l'époque, était bien mince au fond. Fort heureusement, son intérêt n'était pas là. Mais dans le fait qu'elle pointait très tôt le ressassement dans lequel nombre d'intellectuels allaient tomber, à attendre dieu sait quelle insurrection qui ne viendrait jamais, ou par la bande, et dieu sait quel introuvable Peuple qui nous aurait donner de nouveau à penser que la Démocratie pouvait relever d'une expérience collective. Or déjà Durringer suspectait ces modèles d'être bancals. Mais le secret espoir d'une Nation unanime qu'aurait surplombé un Etat farouchement en charge du Bien Commun, encombrait son théâtre pour le fermer à de nouvelles assignations.
Il y avait tout de même une première conséquence intéressante qui découlait de son parti pris : "Raconter une histoire, s'obliger à ça, coûte que coûte" (X.D.).
Les grandes oeuvres littéraires du XXème siècle étaient restées inachevées : ce n'était pas simplement parce que l'Histoire était devenue problématique, mais parce que les sujets de cette histoire étaient devenus confus. Or pour n'en pas rester au niveau du slogan, que fallait-il creuser de ce "Maintenir coûte que coûte" la possibilité de l'Histoire ? Sinon l'abîme qui en constituait désormais le fondement, et où s'était logée la voix d'un sujet exténué -la Révolution, l'Insurrection-, devenues désormais les sorties rassurantes des dîners mondains. Car c'était bien cela que ce texte nous donnait à entendre : le petit bruit des cintres que l'on remontait, un décor où précipiter l'Histoire pour n'avoir pas à la penser à nouveaux frais.
Une deuxième conséquence découlait de ce bric-à-brac idéologique : l'invention d'une scénographie de la contiguïté. Les espaces scéniques, dans cette écriture, étaient à poser les uns à côtés des autres, sur un même plan, sans cette profondeur dont l'Histoire a tant besoin pour se déployer. Quand le sujet n'a plus d'épaisseur, il lui reste la surface où étaler ses plis.
Nous sont restés depuis les mauvais plis de l'Histoire. Curieuse consolation.--joël jégouzo--.

Surfeurs, de Xavier Durringer, éd. théâtrales, mai 1998, 15 euros, EAN13 :   9782842600280
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28 novembre 2009 6 28 /11 /novembre /2009 19:13

Condamné en 1926 par un tribunal fasciste à vingt ans de prison, Gramsci mourra le 27 avril 1937, après onze ans d’enfermement.

Onze années d’un véritable assassinat.

Onze années au cours desquelles il ne cessa d’écrire. Dont deux cent lettres -peu finalement-, qui occupèrent l’espace de «liberté» cruellement octroyé par ses bourreaux. Deux cent lettres qui néanmoins reflètent le parcours d’un homme jamais vaincu, même s’il se brise et nous donne à voir sans pudeur cette déchirure qui l’emporte. Une agonie, douloureuse, une agonie au sens où l’âgon des grecs l’entendait, celui d’un combat –ici livré contre les ténèbres de l’Histoire.

Une agonie sans concession, au cours de laquelle Gramsci ne renonce jamais, attentif, observant avec cette curiosité du savant l’univers carcéral dans lequel il est plongé, mettant son esprit au service de la plus pitoyable des communautés. Homme lucide qui se sait emporté vers le pire, il s’observe dans les conditions effroyables de sa détention. Ne renonçant pas, ne renonçant jamais à cette ultime et déchirante lucidité sur lui-même. Jusqu’au bout il maintient intacte sa faculté d’analyse. Jusqu’au bout du plus tragique, cette rupture qui peu à peu libère l’être cher, Tatiana dont les hauts murs le privent. Ni l’un ni l’autre ne pourront plus s’atteindre. Il le sait. Il le comprend et nous le donne à comprendre. A peine l’imperceptible signe d’une main appuyée sur le rebord de la table pour retenir encore le souffle du présent. D’infimes jeux du regard. C’est toute la grandeur du personnage.—joël jégouzo--.

 

http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/lettres_de_prison/lettres_de_prison.html

http://www.ibe.unesco.org/publications/ThinkersPdf/gramscif.pdf

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26 novembre 2009 4 26 /11 /novembre /2009 13:00
Dans quelle société vivons-nous ? (10/10)

Quelle est la place du politique dans notre société?
On s’en rappelle : le projet de Constitution européenne avait ouvert une crise aux puissantes répercussions sur ce questionnement.
Quoi des frontières, des Etats, des Peuples ?
Souveraineté politique et identité politique semblent ne plus coïncider avec souveraineté nationale et identité nationale. Aux enjeux transnationaux qui devraient, nous dit-on, s’imposer à nous, paraissent répondre des communautés ouvertes, au sein desquelles le territoire perd de plus en plus sa fonction discriminante.
Comment, dans ces conditions, clarifier l’écart qui s’est ouvert avec nos représentations classiques de la souveraineté et du politique ?
Si les processus délibératifs doivent s’élargir au-delà du cadre national, et on l’imagine volontiers face aux enjeux écologiques par exemple, comment de nouvelles communautés politiques pourront-elles prendre forme ?
La constellation post-nationale dans laquelle nous nous trouverions, ouvre des enjeux décisifs pour l’avenir du politique. En son temps, l’initiative des Temps Modernes ouvrit une belle promesse de débat. Même si l’on pouvait y regretter l’absence de penseurs tels que Michaël Zürn, ou ceux de l’école allemande regroupée autour d’Ulrich Beck (élève de Niklas Luhmann), qui auraient apporter une contradiction plus profitable, en particulier sur la question européenne.
Et justement, où en sommes-nous aujourd’hui de l’identité politique européenne ?
Le Traité de Lisbonne vient d’être récemment ratifié, permettant à l’UE de surmonter un débat institutionnel qui l’immobilisait depuis de nombreuses années. Un Président vient d’être nommé, pour lui assurer la stabilité et l’efficience politique dont elle ne disposait pas. En fait davantage une sorte de Secrétaire Général qu’une figure de Président, accouchant d’une souris ainsi que le commentait très justement François Hollande sur facebook. Et dans des circonstances en outre que la presse a peu relayée, avec la grogne ‘petits états’ -Pologne en tête-, montrant désormais assez que les intérêts nationaux des états européens ne s’harmonisent qu’avec difficulté, voire que les divergences se creusent. Quoi, dans ces conditions, de sa puissance et de son fonctionnement ?

Deux arrêtés récents laissent perplexe : celui de la Cour allemande et celui de la Chambre des Lords anglais.
Celui de la Cour allemande (30 juin 2009), est sans doute celui qui dit le mieux cette crise larvée que l’Europe pourrait de nouveau connaître. Il nous importe pour ce qu’il pointe, en particulier de «déficit structurel de démocratie» en Europe.
Dévoilant les ambiguïtés du Traité, il ouvre en fait à une vraie contestation politique, en exigeant nommément que les peuples européens, à travers leurs Parlements nationaux, «restent maîtres des traités». Rappelant que la source de la légitimité du Parlement de Strasbourg, faute d’un Peuple européen, est très rhétorique, il en tire pour conclusion, quant à la primauté du Droit européen, qu’il ne peut prévaloir. En conséquence de quoi la Cour constitutionnelle allemande se réserve le droit de bloquer une loi européenne pour préserver sa souveraineté ou son identité constitutionnelle.
«Il n’est pas de démocratie en dehors de la nation, l’échelon supranational n’étant que le produit d’une traité entre nations», conclue-t-il, refusant, comme c’est bien souvent le cas aujourd’hui, que les Parlements nationaux soient mis devant le fait accompli au terme de décisions prises souvent dans des conditions hâtives, sans vraies délibérations, ou réduites à leur minimum.
joël jégouzo--.


LAW AND GOVERNANCE IN POSTNATIONAL EUROPE, by Michael Zürn and Christian Joerges (eds.). Cambridge University Press, Cambridge, 2005. 312pp.,, £45.00. ISBN: 0521841356.

La Souveraineté, Horizons et Figures de la Politique Les Temps Modernes, n°610, nov. 2000, 450p, 84F, ISSN : 00403075

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25 novembre 2009 3 25 /11 /novembre /2009 15:10

Dans quelle société vivons-nous ? (9/10)


Auteur d’une nouvelle approche sociologique au sein de la théorie des systèmes, le sociologue Niklas Luhmann a, depuis les années 60, bouleversé le champ des théories de la société, formant avec ses élèves l’école de Bielefeld (Allemagne).

La théorie des systèmes, dont il fut le plus éminent représentant, est d’origine anglo-saxonne et biologique plutôt que sociologique ou philosophique : la biologie neuronale a fait naître en effet, à travers les travaux de Humberto Maturana et Francisco Varela, une nouvelle épistémologie, qui a pénétré tous les domaines de la réflexion scientifique, sous le nom de constructivisme radical.

Le concept de système social, d’abord théorisé par le sociologue américain Talcott Parsons, est l’une de ces constructions radicales : la question ontologique de son existence ne se pose pas, un tel système existe parce que nous le supposons. Il est un moyen de description pour analyser la société contemporaine. Une société structurée non pas sur un modèle de stratifications hiérarchiques, mais à différenciation fonctionnelle, au sein de laquelle de nombreux sous-systèmes ont émergé : la politique, l’économie, le droit, les sciences, la religion, l’art, l’éducation, l’amour, la psyché, etc.
L’individu, en tant qu’entité et unité, n’a pas de place dans ce mode de description : il adhère forcément à de multiples systèmes et se trouve ainsi dispersé – ce qui ne l’empêche pas de se définir comme individu dans la vie quotidienne : la théorie des systèmes se veut uniquement un mode de description pour une théorie de la société.

Chaque système de cet ensemble dynamique légitime son existence au sein de la société à travers une fonction spécifique qu’il remplit et que lui seul remplit, et dans laquelle il est donc irremplaçable. Cette fonction autopoïétique est formulée dans les opérations du système grâce à un code binaire, qui lui permet de construire sa réalité et de la structurer (une clôture autoréférentielle). De la même façon ce code lui permet d’exclure un environnement ne faisant pas partie de son système. Et bien évidemment, son code ne reconnaît pas de sens.

Si l’on veut penser un objet comme un système autonome, la seule question à se poser est celle de savoir sur quelle base théorique le construire.

Par ailleurs, le lien, dans ce type de société à différenciation fonctionnelle relève d’un couplage structural entre les systèmes. Tous les systèmes augmentent de la même manière leur complexité, de façon à améliorer, coder et "comprendre" leur réalité. Seules ces "ressemblances" structurales permettent qu’il y ait "irritations" et "compréhensions" mutuelles. Pour le dire autrement, de la sorte, chaque système délimite les degrés de liberté des autres systèmes. Dans la théorie des systèmes un concept se définit ainsi à travers une différence : il doit non seulement définir ce qu’il désigne, mais aussi ce qu’il exclut.joël jégouzo--.

Niklas Luhmann, Une Introduction, de Estelle Ferrarese, éd. Pockett, coll. Agora, oct. 2007, EAN : 9782266130738

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24 novembre 2009 2 24 /11 /novembre /2009 10:20
Dans quelle société vivons-nous ? (8/10)

Alors que la Constitution de 1958 digère tout juste la révision du 23 juillet 2008, une crise de défiance se fait jour à son égard. Il n’est pas jusqu’aux libéraux qui ne trouvent désormais cette constitution embarrassante, à l’heure où le libéralisme économique exhibe ses faiblesses. Jean-Philippe Feldman, avocat à la cour de Paris et professeur à l'université de Bretagne-Sud, ouvre ainsi la voie en recommandant par exemple "l’utopie réaliste" d’une constitution libérale. Son ouvrage, De la Ve République à la Constitution de la Liberté, interroge les constitutionnalistes et les politiques, mais également les citoyens sur ce que doit être une constitution. Sans partager ses conclusions, reconnaissons l’intérêt d’une telle question.
Mais comment répondre à cette question en tant que citoyen ?
D’où partir pour réfléchir une nouvelle Constitution ?
A l’évidence, l’urgence en face de laquelle nous place l’état sarkozien intime de s’en remettre d’abord à l’exigence de souveraineté de l’individu, l’explicite de 89, impliquant le droit pour chacun de s’opposer aux abus de pouvoirs de l’État. Rappeler en quelque sorte que l’état de droit est un État dans lequel les Droits de l’homme sont garantis contre l’arbitraire, ce qui revient à convoquer l’article 3 de notre Constitution : «la souveraineté nationale appartient au peuple».

Au fond, la question fondamentale qu’il faudrait poser est celle de savoir ce qu’est l’essence d’une Constitution. Réponse : c’est la conception du pouvoir qu’elle met en œuvre.

Or, si jusque là le trait essentiel de la Constitution de la Ve République était d’affirmer le rôle de l’état comme force animatrice de la vie politique, sans doute faut-il aujourd’hui insister sur le fait que l’état est certes un pouvoir, mais qu’il n’est pas tout le pouvoir disponible dans une société. Il y a même un vrai danger à le penser comme l’essence de la nation, de son énergie, et le laisser capter tout le pouvoir disponible.
De sorte que la Constitution de la Ve République est sans doute devenu un outil obsolète qui entrave la venue d’une société nouvelle.
Car cette Constitution, pour quoi (et pour qui) était-elle faite ?
L’objectif du Général de Gaulle, rappelons-le, était de renforcer le pouvoir présidentiel, en maintenant le régime parlementaire sous surveillance. Le régime politique gaullien offrait ainsi cette particularité d’asseoir au sommet de l’Etat républicain un Président-Monarque. On le sait, cette Constitution portait en elle les risques d’une sérieuse dérive autoritaire. Avec ‘l’hyper-président’ actuel, nul besoin de pousser l’analyse : la dérive est la norme. Et elle inquiète, même si, comme l’affirme l’historien Serge Berstein, la culture politique française, solidement républicaine, constitue un garde-fou contre toute émergence d’un fascisme français. Il n’empêche : le résultat, aujourd’hui, c’est un chef d’état-et-de-gouvernement agacé par un Parlement, pourtant déjà fort diminué et contrôlé. Et si le Général de Gaulle n’était pas l’homme des intérêts partisans, l’actuel président, lui, si. La dimension transcendante que revêtait en outre l’Etat dans l’allure gaullienne, le rendait propre à dépasser toute rixe partisane – dans l’actuel situation, la rixe partisane est la règle sous des faux airs d'ouverture.
Cela dit, plus qu’un refus de la dyarchie à la tête de l’Etat, qui est l’analyse habituelle que font les consitutionnalistes de notre étrange situation, ce qui caractérise l’Etat français aujourd’hui, c’est son refus d’un sommet contingent labile, marque des grandes démocraties avancées. Sans sommet contingent labile, l’Etat français s’avère incapable de libérer les énergies créatrices.  Car la vérité d’un état démocratique contemporain réside là : dans le concert d’un sommet contingent, labile. Dans cette déstabilisation fondatrice de la puissance suprême, qui inclut dans le pouvoir politique la particularité de valeurs nécessairement opposées.
joël jégouzo--.

De la Vème République à la Constitution de la Liberté, de Jean-Philippe Feldman, éditions Institut Charles Coquelin, novembre 2008, ISBN : 2-915909-19-7
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23 novembre 2009 1 23 /11 /novembre /2009 08:15
Dans quelle société vivons-nous ? (7/10)

La complexité des sociétés contemporaines est irréductible.
Leur dynamique s’opère sur fond de différenciation fonctionnelle.
Or, l’on voit toujours se dessiner en arrière-plan des débats politiques, en France, cette représentation de la société comme d’un théâtre en appelant sans cesse au retour de la scène primitive de l’Agora, fondatrice de notre imaginaire démocratique.
Si la communication, dans son sens général, relève assurément d’une opération à caractère social, le moins que l’on puisse dire, c’est que communiquer sur un pareil thème (L'Agora) contre vents et marées, trahit des intentions quelque peu étonnantes de la part des élites françaises. Car comment ne pas réaliser que dans nos sociétés de communication, des langages "spécialisés" se sont formés (Vérité, Pouvoir, Amour, etc. …) qui sont autant de codes établissant leurs propres règles selon lesquelles communiquer chaque fois sur un thème précis ?
Dans nos sociétés polycontextuelles, hétérarchiques et dont la complexité est irréductible, comment ne pas réaliser qu’est exclue, de fait, toute idée d’une position d’observation unique ?
On y chercherait en vain un centre surplombant ces sociétés et les représentant. Quoi donc dans ces conditions du politique et de l’organisation Consitutionnelle desdites sociétés ?
Politiciens et politologues veulent nous faire croire  à l’idée d’une suprématie du politique dans la société. Mais situer l’Etat au-dessus, ou au-delà de la Société, en invoquant l’argument de la souveraineté pour mieux justifier cette position, n’a pas grande valeur heuristique, surtout quand cette souveraineté se voit rognée de fait par celle de l’économie, de la finance, du Droit, de la science, etc., qui sont à leur tour exclusivement responsables, au niveau de la société, pour l’accomplissement d’une fonction qui ne peut être remplie par le politique.
C’est en réalité la valeur sémantique de l’Etat à l’intérieur du système de communication politique qui incite les politologues et les politiciens à exagérer la fonction du politique dans une société polycentrique, voire à la dramatiser.
Rappelons donc une nouvelle fois que depuis 1789, l’Etat n’est plus identique à la société. Placé en face d’une société civile politisée ‘autrement’ (dépolitisée, pourrions-nous dire dans le jargon des Lumières, leur "victoire" et leur héritage, en fait) il ne peut être qu’un état "situé", dont le périmètre devrait être circonscrit avec plus de soin.
C’est donc affirmer que la société dans laquelle nous vivons a perdu son centre naturel.
Non sans être avant cela tombée dans mille embarras de pensée : Marx par exemple, aura tout tenté pour remettre en cause cette différenciation fonctionnelle et réintroduire une conception politique de la société – tout comme les royalistes au fond. Peut-être est-il enfin temps de rompre avec ce mode de pensée. Mais bien sûr, il faudrait encore pouvoir collectivement définir ce qu'est un Etat situé, et en tracer le périmètre...
--joël jégouzo--.

Autopoietic Organization Theory : Drawing on Niklas Luhmann's Social System Perspective, by Tor Hernes (Author), Tore Bakken (Editor), Publisher: Copenhagen Business School Press (26 Feb 2003), 299p., £25.00, EAN: 978-8763001038
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20 novembre 2009 5 20 /11 /novembre /2009 09:07
Dans quelle société vivons-nous ? (5/10)

Dans la distribution contemporaine des pouvoirs, toujours selon Niklas Luhmann, le code central n’est plus celui de gouvernant/gouverné, mais celui de gouvernement/opposition.
C’est assez répéter que la fonction essentielle, dans une démocratie, son gage et ses vertus, est celle d’opposition.
De sorte qu’envisager les comportements politiques sous l’angle d’une perte de légitimité, d’une aliénation, etc. ne fait ainsi plus sens, ce genre d’approche relevant d’un mode antérieur d’organisation sociale. Mais le code gouvernement / opposition crée une polarité renforcée par les médias. Et tout comme les médias, dépendants à l’excès des thèmes qui renseignent, alimentent, justifient leur existence, la dynamique qui se met en place au niveau politique s’organise, sous la pression de cette polarité, selon le modèle progressiste / conservateur, qui oriente et informe l’idée du changement politique.
De sorte que la clientèle des élites politiques ne peut être stable : car c’est l’intérêt qui désormais la façonne, c’est l’intérêt qui dicte ainsi de fait sa loi aux valeurs réputées organiser les Partis de la République. Les intérêts collationnent d’une certaine manière ces Partis.
Le pour ou le contre dès lors a tendance à se simplifier et se désidéologisé pour se répartir sur un axe dont la flèche est l’idée de progrès – et peu importe ici que ce progrès soit fondé ou non. On met en avant telle politique en son nom, on combat telle autre en son nom toujours. Le contenu importe du coup relativement moins : c’est la capacité du discours à faire passer pour progressiste un thème quelconque qui l’emporte. Encore une fois, la dynamique d’un tel système ne s’occupe guère des clivages idéologiques : elle l’oriente vers le changement. Le pouvoir contemporain s’exerce ainsi moins dans une forme de coercition que de prise de décisions réalisées par des processus langagiers tournant autour d’un ensemble d’attentes et de revendications. Et bien évidemment, ce jeu de pouvoir entre gouvernement et opposition dépend de la capacité à mobiliser l’opinion publique, leur seul arbitre. Là, les médias sont effectivement d’un grand secours.
joël jégouzo--.
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19 novembre 2009 4 19 /11 /novembre /2009 10:00
Dans quelle société vivons-nous ? (4/10)

Le pouvoir politique contemporain est un média symbolique de troc.
Il s’exerce par des processus langagiers tournant autour d’attentes et de revendications.
Les partis intègrent les demandes des groupes sociaux et/ou moraux qui fondent les thèmes éligibles au débat public, pour les intégrer dans leur programme.
Ces demandes, bien évidemment, n’accèdent au statut de programme qu’à la condition d’êtres formulées et pouvoir êtres rétribuées en argent ou en droits.
Le droit et l’argent sont ainsi les deux médiums symboliques du fonctionnement social des démocraties contemporaines.
Par parenthèse, dès lors qu’un système est vicié (une hyper-présidence par exemple, vidant de sa substance le travail parlementaire), il perd de « l’énergie », et l’argent devient l’ultime moteur des choix politiques.
Par ailleurs, plus les systèmes qui structurent nos démocraties se différencient, plus s’élargit la demande d’intervention politique : sa base s'accroît, tout comme s’élargissent les modalités de son intervention dans le champ politique. En sorte q’un nombre toujours plus grand de personnes ou de groupes interviennent dans le champ politique (Nicolas Hulot en est une caractéristique, pas David Douillet), déjouant le pessimisme selon lequel le politique serait tombé en désaffection au prétexte de l’effritement électoral lors de certaines consultations politiques – l’abstention est aussi une forme contemporaine de l’engagement politique.
Enfin, la tendance du système politique à se surcharger politiquement et organisationnellement menace son énergie, si bien qu’un Etat qui souhaiterait occuper tout le centre de la vie sociale et politique d’une Nation (ainsi que ce fut le cas en URSS) nuirait gravement à la vitalité fonctionnelle dudit système.
joël jégouzo--.
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18 novembre 2009 3 18 /11 /novembre /2009 18:25

Dans quelle société vivons-nous ? (3/10)


L’opinion publique s’organise selon deux types de distinctions.

La première est temporelle et se caractérise par des événements qui ont été distingués sur des critères de nouveauté et de discontinuité par rapport à la routine quotidienne. L’opinion publique trouve alors à s’énoncer selon des événements répondant à un cahier des charges spasmodique. La deuxième distinction est subordonnée à un impératif de quantité – non nécessairement objectif-, et requiert la consolation statistique pour identifier les thèmes candidats à l’appréciation médiatique. Cette appréciation décerne en retour une sorte de certificat politico-social aux thèmes retenus. On peut imaginer, évidemment, toutes les formes possibles de manipulation à ce niveau. Dont celle de faire main basse sur une énonciation indéterminée hantant l’espace public, pour la renforcer et la reformuler afin qu’une communication puisse se faire et qu’une décision politique puisse être instruite. Mais si les médias peuvent manipuler cette construction, ils ne peuvent, au sens strict, nous dire comment il faut penser ou agir. Ils ne font qu’instruire des informations, promouvoir des formes verbales pour que la communication s’effectue et que les événements soient sélectionnés. La vraie fonction des médias, encore une fois, est de structurer les thèmes qui pénètrent l’opinion publique, pour «aider» la société à «choisir» les événements susceptibles de devenir un débat politique. Là est leur responsabilité.joël jégouzo--.

Lorenzetti Ambrogio, Allégorie du Bon gouvernement (1337-40), Palazzo Pubblico, Sienne

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